vendredi 11 octobre 2024

INVESTIR DANS LA RECHERCHE ET L'UNIVERSITÉ

Je reproduis ici le texte d'une lettre ouverte du collectif Rogue ESR, qui vient d'être publiée dans le journal « Le Monde ». Cette lettre se transforme maintenant en pétition. Il est question du financement de la recherche, qui risque de se trouver une nouvelle fois reléguée au niveau de  variable d'ajustement, dans un contexte de budget « d'austérité ». Or nous ne sommes aujourd'hui même plus à l'os en termes financiers pour l'université et la recherche. À ce jour, on en est au niveau ostéopénie, la prochaine étape étant l'ostéoporose... Le texte ci-dessous est entièrement reproduit de la pétition, que les lecteurs pourront signer s'ils le souhaitent (lien en bas de page).

Le rapport sur la compétitivité et l'avenir de l'Europe remis par Mario Draghi à la Commission européenne le 9 septembre a eu le grand mérite de remettre en cause le dogme de l'austérité budgétaire et de souligner l’importance de la recherche, de l’innovation et de la formation pour juguler le décrochage économique, scientifique et technique de l’Europe et retrouver des perspectives florissantes. Pour autant, si ce rapport propose avec raison d’investir dans la formation, la santé, l’isolation thermique des bâtiments, les énergies décarbonées ou les grandes infrastructures de transports, il demeure attaché à une conception de la recherche et de l’Université frappée d’obsolescence, fondée sur la croyance économiciste en un marché total des chercheurs et des établissements.

Dans notre contexte de longue dépression économique, couplée aux crises climatique, démocratique, sanitaire et sociale, il importe de tirer le bilan des politiques publiques suivies en France depuis 20 ans en matière de formation et de recherche fondamentale et appliquée. Le Crédit d’Impôt Recherche (CIR) est une niche fiscale qui permet aux entreprises de déduire de leur impôt sur les sociétés 30% de dépenses qu’elles font apparaître dans leur bilan comme procédant de “recherche et développement” (R&D). En l’absence de contrôles sérieux et « critériés », de multiples officines se sont spécialisées dans le maquillage de dépenses génériques en R&D et de cadres commerciaux en chercheurs et ingénieurs. Si le CIR a un effet très positif pour les microentreprises et les PME qui emploient des ingénieurs-chercheurs pour concevoir et produire de la haute technologie qui dispose de marchés de niche, il a toutefois un effet largement négatif sur la R&D des moyennes et grandes entreprises. Les rapports de l’OCDE, de la Cour des Comptes ou de France Stratégie (1) ont montré que le CIR est avant tout un contournement des règlements européens sur les aides directes aux entreprises et n’a aucun effet ni sur l’emploi ni sur l’investissement en R&D. Les effets indirects sont en réalité bien pires, puisque en privant de financement la recherche publique et l’Université, le CIR détériore l’écosystème français de recherche et de formation. Si les entreprises continuent de délocaliser leur R&D en Asie du sud-est et, dans une moindre mesure, aux USA, c’est pour la qualité de leur écosystème et la dégradation du nôtre. Le décrochage du niveau scientifique et technique en France est alarmant, et le manque de culture scientifique de la classe politique en est le reflet. Les désastreuses réformes du lycée comme l'absence de politique ambitieuse de recrutement et formation des enseignants ont encore accéléré la débâcle.

Comment en sommes-nous arrivés là ? L’enseignement supérieur et la recherche ont connu deux décennies d’incessantes réformes structurelles théorisées par le rapport « Éducation et croissance » de MM. Aghion et Cohen, paru en 2004. Il reposait sur quelques postulats: (i) les financements de l’Université et de la recherche doivent êtres concentrés sur quelques établissements, qui ont vocation à assurer l’activité de recherche et donc d’innovation ; les autres, paupérisés, doivent graduellement être transformés en collèges universitaires en grande partie financés par des frais d’inscription dérégulés ; (ii) les universitaires et chercheurs doivent être mis en concurrence pour obtenir les budgets nécessaires à l’exercice de leur métier ; (iii) l’Etat doit accompagner l’essor d’un enseignement supérieur privé lucratif. Ce dernier volet a parfaitement réussi. Les moyens qui manquent au service public se retrouvent par exemple dans les 25 milliards € consacrés  à l’apprentissage et à l’alternance et captés par un secteur privé de piètre qualité (2). Pour le reste, ces croyances infondées ont engendré bureaucratisation, paupérisation, précarisation et participé au décrochage pointé par le rapport Draghi. Il en résulte une perte de sens pour l’Université (3), conçue pour produire, transmettre, conserver et critiquer les savoirs, et réformée au prétexte de produire de la croissance économique — avec un résultat à l’exact opposé des promesses de prospérité.

Concevoir un système d’Université et de recherche conforme aux défis du XXIe siècle suppose de se projeter à 10 ou 20 ans, dans une société profondément transformée, qui aurait triomphé des crises qui la frappent et qui ait retrouvé vitalité, espoir et envie d’ouvrir des horizons communs désirables. Dépasser la crise politique et instituer une démocratie effective suppose une formation à la citoyenneté permettant de faire vivre un espace public de pensée, de critique réciproque et de délibération. A quelles connaissances, y compris pratiques et techniques, voulons nous que l'École forme pour ce faire ? Surmonter la crise sociale nécessite de traduire les valeurs de la République — liberté, égalité, fraternité — en services publics d’éducation, de santé, de transports, de justice. Juguler les crises climatique et environnementale suppose d’organiser une production agricole, énergétique et industrielle locale, conforme aux besoins de la population. Ce nouvel aménagement du territoire implique un besoin massif de formation et de recherche mais aussi une organisation de l’Université et de la recherche en réseau, qui innerve le territoire. Plafonner le CIR et le conditionner à l’emploi de docteurs en CDI et au paiement de l’impôt sur les sociétés — que moins d’un tiers des entreprises de recherche paient à ce jour — permettrait de financer en grande partie cette politique d’avenir.

Nous projeter dans un avenir meilleur suppose d’une part de comprendre le monde au plus juste et au plus vrai et d’autre part de témoigner d’une attention et d’une confiance dans la jeunesse qui passent par sa formation intellectuelle et pratique et par les conditions matérielles de son émancipation. Mener une politique d’austérité pour l’Université et la recherche serait priver la société d’avenir.

Pétition à signer ici:
https://rogueesr.fr/investir-recherche-universite/

 

Références :   

1. Évaluation du crédit impôt-recherche. France Stratégie,2019.
Consultable en ligne :
https://www.strategie.gouv.fr/publications/evaluation-credit-dimpot-recherche-rapport-cnepi-2021

2. Bruno Coquet. Apprentissage : quatre leviers pour reprendre le contrôle.OFCE, Sciences Po, Septembre 2024.
Consultable en ligne :
https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief135.pdf

3. Anonyme. Rapport sur l’état des services publics : l'enseignement supérieur. Nos services publics.fr. 2024.
Consultable en ligne :
https://files.umso.co/lib_ufoFEvhlRMwflNFx/owpdyer9vl2kz27e.pdf

 

Crédit illustration :

D'après une citation de J. Séguéla.



mercredi 2 octobre 2024

RETAILLEAU : POPULISTE, DANGEREUX, MINABLE...



Plusieurs des récentes déclarations de notre ministre de l’intérieur sont très inquiétantes car elles marquent un virage sensible vers les positions de l’extrême droite. Clin d’œil aux idées nauséabondes du Rassemblement National (RN) qui pour le moment soutient le gouvernement Barnier, ou plus grave, alignement sur ces positions, l’avenir le dira…

Premier dérapage en date, M. Bruno Retailleau affirme dans un entretien donné au Journal du Dimanche - nouvel acquisition de l’empire Bolloré - que « L’Etat de droit, ça n’est pas intangible, ni sacré. C’est un ensemble de règles, une hiérarchie des normes, un contrôle juridictionnel, une séparation des pouvoirs, mais la source de l’Etat de droit, c’est la démocratie, c’est le peuple souverain ». Le propos en lui-même est contradictoire. Pour comprendre cela, il faut savoir que l’Etat de droit est une position qui stipule que l’Etat est l’équivalent d’une personne morale et qu’il est donc, en quelque sorte, responsable de ses actes (pour des explications plus détaillés, voir 1). Ceci implique que l’Etat comme les citoyens, doit être respectueux des règles de droit, auxquelles il est soumis. Quand M. Bruno Retailleau dit que l’Etat de Droit n’est ni intangible ni sacré, il affirme que l’Etat pourrait s’affranchir des règles qu’il impose à ses citoyens. On se retrouverait donc dans une situation où le pouvoir serait inattaquable, irresponsable. Ce ne serait plus le peuple qui serait souverain, mais le pouvoir en place. Bref, on se trouverait plus en démocratie, mais dans une situation de quasi dictature. Dangereux, non ?

Derrière cela, ne nous leurrons pas, se cache une vision d’extrême droite. Rappelons-nous que le Conseil Constitutionnel a censuré une grande partie du texte de loi relatif à l’immigration au motif qu’il s’y trouvait des cavaliers législatifs ou que des dispositions étaient contraires à la Constitution (2). Ceci n’est possible que parce que l’Etat de droit existe. Celui-ci, en effet, dispose que l’Etat doit respecter la hiérarchie des normes, au sommet desquelles se trouve notre Constitution. Or, celle-ci protège non seulement les citoyens français, mais aussi les personnes se trouvant sur notre territoire. Il semblerait que ceci soit insupportable à l’extrême droite, dont tous les discours visent à porter atteinte à l’égalité de traitement des citoyens français et des étrangers, que ces derniers soient en situation régulière ou non ; cette égalité est garantie par notre Constitution. Par ses propos, M. Bruno Retailleau s’inscrit donc dans la droite ligne du RN.

Deuxième dérapage en date, les propos tenus toujours par M. Retailleau sur l’immigration qui ne serait « pas une chance pour notre pays ». Il ajoute que l’immigration n’est pas une chance car nous ne serions « pas capables d’accueillir » et parce que l’immigration concerne aussi « des individus qui peuvent parfois être dangereux ». On est ici en pleine démagogie populiste, en plein amalgame. Sur ce sujet, il ne faut cependant pas se voiler la face, et donc nier l’existence de problèmes liés à l’immigration, mais il faut aussi raison garder et examiner la situation en termes de rapport coûts / bénéfices, aux sens économique, humain, social… J’avais écrit plus tôt (2) que ce discours « désignant l’immigré comme un délinquant voire un criminel en puissance, un opportuniste, venu ici pour profiter des allocations chômage ou du système de santé » était totalement erroné. J’en voulais pour preuve le fait que l’INSEE dans ses données 2019 indiquaient que la France et son activité économique bénéficie de « la présence de quelques 250 000 artisans, 400 000 cadres, 400 000 contremaitres, et 1 600 000 employés ou ouvriers immigrés ». Je peux attester également qu’il suffit de lever le nez de son écran de télé et de CNews pour s’apercevoir du nombre d’immigrés travaillant sur les chantiers du BTP ou sur nos routes, nos voies ferrées, etc. Je connais pas mal de patrons de petites et grosses boites qui m’indiquent que ces immigrés occupent des emplois que les bons petits Français bien blancs, bleus ne veulent pas occuper… Dans d’autres domaines, nous sommes confrontés à des pénuries de compétences. Il suffit de prendre rendez-vous dans un hôpital ou de se rendre dans les services d’urgence, par exemple à Bligny ou à Dourdan, pour voir que les services ne fonctionnent que grâce à la présence de médecins, infirmiers et aides-soignants d’origine étrangère… Nos labos de recherche également fonctionnent avec 20 à 25 % d’étudiants ou de thésards étrangers. Rappelons aussi que selon l'Insee, en Île-de-France, 60% des aides à domicile sont des immigrées, comme le sont 50 % des cuisiniers et 40 % des employés de l’hôtellerie-restauration. De même, selon la Dares, en 2017, près de 40 % des employés de maison étaient issus de l'immigration. Je conclurais cela en citant un rapport de l'Institut Montaigne (4) de 2020 qui indique que la Seine-Saint-Denis, département qui comprend la plus grande part de personnes issues de l'immigration en France (31,6 % selon l'Insee), est « le 8e département contributeur au financement de la protection sociale et celui qui reçoit le moins de protection sociale par habitant ». Exit donc le mythe de l’immigré profiteur. Bref, on perçoit dès lors le fait que remettre tout le monde dans des charters pour l’Afrique, l’Asie ou n’importe où n’aura qu’une seule conséquence : l’appauvrissement de notre pays, et l’arrêt du fonctionnement de nombreux services.

Plusieurs personnalités étrangères ou françaises d’origine étrangère ont par ailleurs réagi aux propos insultants de M. Bruno Retailleau. Je cite ici un excellent article du Huffington Post (3) qui donne la parole à ces personnes. « Mes parents ont immigré en France. Ils nous ont poussés, mon frère, ma sœur et moi à faire des études, à évoluer, à vouloir nous en sortir. Je suis avocat. Je suis élu. Mais merci Monsieur le ministre de me le rappeler : ce n’était pas de chance, pour la France » (Me. Seydi Ba, avocat au barreau de Paris). « Ce ministre vient de jeter sous le bus l’ensemble des Français issus de l’immigration, dont la présence au sein de la communauté nationale serait une malchance. S’il ne démissionne pas, c’est que nous sommes officiellement entrés dans un régime raciste » (Joan Stavo-Debauge, sociologue au CEMS-EHESS-Paris). « Non Bruno Retailleau, l’immigration est depuis toujours une chance pour les migrants et pour la France. Pour moi, comme beaucoup d’immigrés, la France m’a tout donné et je lui ai tout donné » (Mahmoud Zureik, épidémiologiste, directeur de recherche à l'INSERM). « Bruno Retailleau est une honte pour la France » (Nassira El Moaddem, journaliste à I-Télé, Canal+, France 2 et France Inter).

Je vais ajouter ma voix à celles qui précèdent. Il se trouve que malgré mon patronyme, je suis plus « étranger » que Français, ce qui ne m’a pas empêché, je peux le dire maintenant puis que ceci est prescrit, d’avoir été accrédité « confidentiel défense » et « secret défense » pendant mon service militaire en Allemagne… En ce qui concerne ma généalogie, ma mère était italienne. Mon père, né d’une mère italienne et d’un père né en Bolivie d’une famille française émigrée, est resté pendant plusieurs années de « nationalité incertaine ». Cela ne l’a pas empêché d’être mobilisé en 1936, puis en 1939, de combattre lors de la seconde guerre mondiale dans les forces française libres au sein de l’escadrille Gascogne. Ses opérations en Afrique du Nord, en Italie et en Allemagne lui ont valu la médaille militaire et la croix de guerre. Il a plus tard travaillé pour le consortium Euratom à Ispra sur le projet de réacteur atomique d’essai, ainsi qu’au sein des centrales de Marcoule et Cadarache, où il était auditeur de sécurité électrique. Plus tôt, entre les deux guerres, mon grand-père, lui, a œuvré pour les services secrets français, le « deuxième bureau ». Au sein de l’ambassade de France à Lisbonne, et officiellement représentant en machines à coudre (sic !), il a mené plusieurs missions en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Au décès de mon père, lorsqu’il a fallu prouver que ma mère était française pour lui permettre d’obtenir une pension de réversion, cela a pris presque 9 mois. Ni les faits d’armes de son mari, ni ceux de son beau-père, ni les cartes d’identité française de ces trois personnes, ni leurs passeports français, ni leurs cartes d’électeurs n’ont suffit à convaincre le ministère de l’intérieur et celui des anciens combattants des droits de ma mère… Par chance, je suis tombé en fouillant un énième fois les papiers familiaux sur une décision du tribunal de police de Paris où mes parents s’étaient mariés, qui stipulait que mon père était supposé français et que par conséquent ma mère l’était aussi de par son mariage… Vous comprendrez pourquoi je considère avec d'autres que les propos populistes de M. Bruno Retailleau sont non seulement dangereux et stupides, mais aussi et surtout profondément indignes et minables.


Références :

1. Frank Baron. Qu'est-ce que l'État de droit ? Vie publique. Juillet 2018.
Consultable en ligne :
https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270286-quest-ce-que-letat-de-droit

2. Notre sénateur pris dans un naufrage républicain. Ce blog. Février 2024.
Consultable en ligne :
https://dessaux.blogspot.com/2024/02/notre-senateur-pris-dans-un-naufrage.html

3. Marceau Taburet. Bruno Retailleau pense que « l’immigration n’est pas une chance » pour la France, des concernés lui répondent. Le Huffington Post. Septembre 20204.
Consultable en ligne :
https://fr.news.yahoo.com/bruno-retailleau-pense-l-immigration-093419479.html

4. Hakim El Karoui. Les quartiers pauvres ont un avenir. Rapport de l’Institut Montaigne. Septembre 2020.