dimanche 5 mai 2024

PENSER POUR RÉSISTER !



Le conflit entre Israël et le Hamas déborde des frontières du Moyen-Orient, à l’évidence. On voit ces jours-ci s’organiser des manifestations au sein des universités de nombreux pays, États-Unis en tête. Là-bas, ces mouvements sociaux de jeunesse s’inscrivent dans le contexte de l’élection présidentielle à venir. En France, des manifestations concernent d’autres universités et « grandes écoles », dont Sciences Po, dont il est souvent question dans la presse.


Dans ces deux cas français, alors que les blocages sont en fait minimes, nous assistons à un double phénomène : tout d’abord une médiatisation à outrance, et, sans doute liée à ce qui précède, une répression de ces mouvements, parfois violente. Pour comprendre ce qui se joue, parallèlement au conflit moyen oriental, il faut revenir sur la situation des universités et du monde de la recherche en France, pris depuis le milieu des années 2000, dans le tumulte de la vague néolibérale qui balaye le pays. Au travers de ce prisme, la recherche comme l’enseignement universitaire sont vus comme des centres de dépenses, et des dispositifs dont la gestion bénéficiait jusqu’alors d’une certaine forme d’autonomie décisionnelle qu’il convient de « mettre au pas », tout en s’en appropriant une partie du prestige... Je reprends ici de large extraits de la dernière publication du collectif « Rogue » de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) qui aborde ce sujet :

« Dans la tempête qui sévit, l’ascèse du travail savant devient un refuge salvateur, un jardin paradisiaque à partir duquel reprendre prise. Mais est-ce seulement encore possible ? Cela suppose de disposer des moyens matériels, du temps, et d’un écosystème professionnel un tant soit peu propice. Or, plus de quatre universitaires sur cinq avouent désormais souffrir d’un « fort épuisement professionnel ». Voilà dans quels termes se pose désormais le problème : en fait d’Armée des ombres, l’Université se compose de « cramés ». On en sait la raison. À la paupérisation, aux précarisations subjective et matérielle, à la bureaucratisation et son cortège d’absurdité et de foutaise s’ajoutent désormais des attaques quotidiennes contre l’autonomie scientifique et la liberté académique. On s’interroge dans ces conditions sur le choix de M. Macron de réquisitionner la Sorbonne pour y donner un meeting de campagne aux frais du contribuable, en piétinant par ailleurs méthodiquement les valeurs fondatrices de l’Université. À certains égards, ce choix est symbolique du rapport, instrumental et insincère, que les gouvernements entretiennent au savoir depuis au moins vingt ans. L’Université ne leur sied que comme un village Potemkine devant lequel poser de temps à autres pour donner une légitimité à des visées politiciennes étrangères à toute forme d’esprit critique. Redisons-le ici, à l’adresse des uns et des autres : les universités ne sont ni les décors d’opérations de communication, ni des lieux d’intrusion des forces de police ou des politiciens ».

Cette reprise en main se traduit par la mise en place de structures hiérarchiques qui s’affranchissent de la règle de la gestion non pas collective, mais collaborative. On voit ainsi fleurir de nouveaux modèles universitaires où l’université et les instituts de recherches (CEA, CNRS, INRAE, etc.) ne sont plus des partenaires décisionnaires mais des sous-traitants de décideurs extérieurs, souvent du secteur politique local ou régional. Je cite ici les propos du collectif : « la dévitalisation politique et bureaucratique de l’Université n’épargne plus celles et ceux sur qui le bloc réformateur s’est longtemps appuyé. Même certains des « acteurs » et autres « gagnants » de la concentration des moyens sur fond de baisse générale sont peu à peu touchés par le doute, par le burn-out et par la perte de sens. L’exécutif est donc de plus en plus contraint de jeter le masque de la « co-construction » et de faire ouvertement ce qu’il n’imposait jusque-là que derrière des comités théodules. Ainsi, pour accompagner la généralisation du modèle de l’IHU de Marseille dont l’expérimentation par le Pr. Raoult semble donner toute satisfaction à l’exécutif, la communication ministérielle a choisi de désigner directement les nouveaux mandarin-bureaucrates cooptés en haut lieu, en recourant pour ce faire à une sympathique métaphore ferroviaire : l’« élevage de talents » sent trop son maquignon eugéniste et n’est plus de mise ; la rhétorique de l’« excellence » s’est épuisée et ne fait même plus rire les jeunes gens; nous en sommes désormais aux « locomotives de la recherche », manière de dire qu’il ne s’agit plus que d’être sur les rails décidés par la bureaucratie ».

Dans un monde parfait, l’Université, communauté de savoirs et d’acteurs de la recherche, doit être « animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance que nul intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. Elle suppose l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien, qui ne se propose a priori aucune fin pratique et monnayable et qui se remet elle-même constamment en cause. Pour cette raison, l’Université a partie liée avec la démocratie ». Or, je crains que cette liberté d’interroger le monde, quel qu’en soit l’angle (biologique, physique, mathématique, social, historique, anthropologique, etc.) soit précisément ce qui cause problème. Nous sommes en effet dans un moment où ne pouvons que constater une dérive autoritaire du pouvoir, que ce soit dans la rue, lors des manifestations de masse contre des pseudos réformes à coloration antisociale, ou même à l’Assemblée Nationale, où le 49-3 semble avoir remplacé toute velléité de débat. C’est à mon sens ce débat dont le pouvoir actuel a peur. Or, c’est pourtant à partir de ce débat, cette « disputatio » en termes de scholastique médiévale, qu’émerge les consensus, scientifique à l’université, et démocratique dans la société, la démocratie étant en effet structurée autour de la gestion des dissensus.

Comment alors résister à ces dérives ? « Devant le spectacle de l’effondrement moral de larges segments de la société, le besoin de se préserver, de se tenir loin du cloaque ambiant, fait de coups de menton, d’abaissement de la pensée critique, de bêtise triomphante, et d’atteintes aux libertés peut se faire impérieux. Face à une pareille décomposition où les signes de fascisation se multiplient, se pose une nouvelle fois la question lancinante des modalités de résistance. La décence commande de prendre soin de soi, de ses proches, se préserver du désespoir, cultiver une raison joyeuse et sensible et se consacrer à l’étude ». Au delà de ce constat, et comme l'écrivait le sociologue et philosophe allemand Max Horkheimer : « Penser est en soi déjà un signe de résistance, un effort de ne plus se laisser abuser. Penser ne s’oppose pas strictement à l’ordre et à l’obéissance, mais la pensée les met en rapport avec la réalisation de la liberté ». Cette citation qui remonte à une des périodes les plus troubles de l’histoire du XXe siècle, conserve aujourd’hui tout son sens. 


Crédit illustration :

Dessin personnel, d'après :
https://www.franc-tireur.fr/antisemitisme-peur-sur-la-fac