vendredi 28 avril 2023

MES CHERS AMIS ET AMIES… SOCIALISTES

Illustration.
 

Voilà quelque temps que je songeais à une série d’articles autour des différentes sensibilités constituant ce qu’il est convenu d’appeler la gauche de l’échiquier politique. Je commence par mon ressenti vis-à-vis du parti socialiste (PS), dont j’ai été assez proche, intellectuellement parlant, jusqu’à l’arrivée de François Hollande à la présidence de la République.

A dire vrai, j’ai beaucoup d’admiration pour ce que représente, au plan historique, le PS. En quelques mots, celui-ci est issu du Parti Socialiste Français, lui-même résultant de la fusion de trois mouvements, dont l’un, porté par Paul Brousse était largement influencé par le marxisme. Un autre de ces mouvements, le parti des socialistes indépendants, comptait dans ses rangs Jean Jaurès. Ce dernier aura largement contribué à la mise en place de la loi de séparation des églises et de l’Etat, en 1905. À cette même date, la fusion du Parti Socialiste Français avec le Parti Socialiste de France conduit à la formation de la Section Française de l’Internationale Ouvrière, la SFIO, codirigée par Jean Jaurès et par Jules Guesde. Jusqu’au front populaire, la SFIO hésitera « entre discours révolutionnaire et pratiques réformistes et parlementaires, ni purement réformiste, ni réellement révolutionnaire » (1). Cette ambivalence se retrouvera tout au cours de l’histoire du PS. Malgré les scissions, dont l’une conduira à la formation du Parti Socialiste Unifié (PSU), malgré les départs, les recompositions (telle celle du congrès d’Alfortville en 1969), la SFIO perdurera jusqu’au congrès d’Epinay en 1971. Celui-ci verra le regroupement des différentes sensibilités de la grande famille socialiste, à l’exception du PSU, sous le nom de Parti Socialiste, vocable proposé par M. Pierre Joxe (2). M. François Mitterrand est alors nommé premier secrétaire, et M. Pierre Mauroy secrétaire à la coordination, c'est-à-dire numéro 2 officieux du PS.

Cette courte revue historique vous dit d’ores et déjà, mes chers amies et amis socialistes, quels grands personnages ont marqué l’histoire de votre parti. Citons entre autres, Jean Jaurès, déjà mentionné plus haut, pacifiste et humaniste, fondateur de « l’Huma », à qui on ne peut que reprocher sa prise de position précoce dans l’affaire Dreyfus, mais aussi Léon Blum, déporté en 1941, qui refusa courageusement les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, ou Pierre Mendès-France, honni des réactionnaires de droite, furieux de voir le nom de France porté par un israélite, qui conclura la paix en Indochine et actera l’indépendance de la Tunisie. On peut également penser ce que l’on veut de M. François Mitterrand, dont certaines amitiés sont discutables, mais on ne peut nier qu’il fut l’un des plus grands hommes politiques de la seconde moitié du XXe siècle. Rappelons qu’il a soutenu la suppression de la peine de mort, nommé la première premier ministre femme à Matignon, accordé la 5e semaine de congés payés, entre autres réformes sociales… Tout cela sans compter sa remarquable érudition. Les présidents qui lui succèderont ne signeront qu’une lente décadence de la fonction présidentielle : M. Jacques Chirac comme M. Nicolas Sarkozy arrivant même à se signaler comme les deux premiers présidents de la République condamnés par la justice, l’un pour détournement de fonds et abus de confiance, l’autre pour financement illégal de campagne électorale, corruption et trafic d’influence, et sous le coup d’une mise en examen pour association de malfaiteurs, rien que cela ! Quant au « président normal », j’y reviendrai plus loin dans ce billet. J’avais, de mon côté, eu la chance de rencontrer deux fois M. Michel Rocard, lors de réunions publiques. On avait pu échanger et je dois dire que j’étais très admiratif de sa hauteur de vue, de son niveau de réflexion, et de la simplicité avec lequel on pouvait l’aborder. J’étais néanmoins en en désaccord avec sa vision de la nouvelle gauche, qui, quelques 35 ans plus tard, se traduira par l’élection de M. François Hollande, et la mise en place de politiques socialement délétères.

C’est donc ici que je m’accorderai quelques coups de patte envers mes chers amies et amis socialistes. Le parti, me semble-t-il, a toujours, depuis son origine et tout au long de l’existence de la SFIO, hésité entre un positionnement à gauche, voire même quasi révolutionnaire à l’origine, et un positionnement que l’on pourrait qualifier de centriste. De même, depuis 1968, il existe un clivage entre les tenants d’une alliance des gauches, y compris avec le parti communiste français, et des personnalités comme Ms. Michel Rocard ou Jacques Delors. Ces deux derniers furent les promoteurs de la traduction en français des ouvrages de M. Fredrich Hayek, penseur et économiste qui aura influencé la révolution libérale des années 1980, largement incarnée par M. Ronald Reagan aux Etats-Unis et Mme M. Thatcher au Royaume Uni. Ce clivage s’est également bien ressenti dans la comparaison des positions politiques de personnalités telles que Ms. Dominique Strauss-Kahn (lui aussi ayant eu maille à partir avec la justice, soit dit au passage), Laurent Fabius, François Lamy, et plus récemment, de Ms. François Hollande et Manuel Valls, avec celles de personnalités comme Ms. Jean-Pierre Chevènement, Arnaud Montebourg, ou Benoît Hamon. On retrouve là la théorie des « deux gauches irréconciliables » chère à M. Manuel Valls. Je partage son point de vue, à ceci près que « la gauche de gouvernement », telle que l’appelle l’ancien premier ministre, est tout sauf une gauche, même si on ne doit pas oublier la loi Taubira, dite du mariage pour tous, ou des avancées sur la fin de vie. D’une façon générale, de très nombreuses positions, décisions, et discours de cette gauche de gouvernement ont révélé in fine un positionnement centriste, voire de centre-droit, et une certaine forme de mépris pour les Français. Je cite en vrac les « sans-dents », les mensonges sur « la finance, mon ennemi », les lois Macron sur le travail de nuit et du dimanche, la loi El-Khomri, qui réécrit totalement la partie du code du travail relative à l’aménagement du temps de travail et permet aux accords d’entreprises de déroger aux accords de branches en matière de temps de travail, d’heures supplémentaires ou de congés, et les privatisations de « pépites industrielles » telles que Safran, EADS, les aéroports de Toulouse et de Paris, pour n’en citer que quelques-unes.

Comment, mes chers amies et amis socialistes, avez-vous pu laisser passer tout cela ? Vous qui avez sans aucun doute adhéré au PS, ou avez agi en compagnons de route en regard des engagements humanistes de ce parti ? Comment avez-vous toléré ces régressions, alors que tout dans votre ADN, vous poussait au progrès social ? À quels appels avez-vous cédé, quels chants des sirènes vous auront fait dévier de votre course naturelle, pour conduire votre navire au naufrage ? Le problème majeur, outre celui de l’affaiblissement massif du PS, est que ces épisodes néolibéraux auront brouillé le paysage politique, et les notions mêmes de droite et de gauche. Comme le dit fort justement  M. Jean-Claude Michea, philosophe et essayiste, « depuis maintenant plus de trente ans, dans tous les pays occidentaux, le spectacle électoral se déroule essentiellement sous le signe d’une alternance unique entre une gauche et une droite libérale qui, à quelques détails près, se contentent désormais d’appliquer à tour de rôle le programme économique défini et imposé par les grandes institutions capitalistes internationales ». Ce dernier rappelle d’ailleurs « le rôle moteur que la gauche française (Jacques Delors, Pierre Bérégovoy et Pascal Lamy en tête) a joué dans la construction d’une Europe procédurière et marchande », son « ralliement progressif – depuis maintenant plus de trente ans – en France comme dans tous les autres pays occidentaux, au culte du marché concurrentiel de la compétitivité internationale des entreprises et de la croissance illimitée » (3). Et pour reprendre la conclusion de cet auteur, à laquelle j’adhère, cela aura pour conséquence principale que ces « trente années de ralliement inconditionnel au libéralisme économique et culturel [auront] largement contribué à discréditer [la gauche] aux yeux des catégories populaires, aujourd’hui plus désorientées et désespérées que jamais » (3).

Il est temps de sortir de ce sommeil des lotophages, pour reprendre l’analogie avec les sirènes de l’Odyssée d’Ulysse, afin de reconstituer avec les autres forces de gauche, un bloc capable de s’opposer aux politiques socialement délétères, telle la contre-réforme des retraite proposée, ou plutôt imposée par le gouvernement de M. Emmanuel Macron. Votre chance est que certains de vos anciens coreligionnaires, ex. membres du PS et de sa pseudo « gauche de gouvernement », tels Ms. Olivier Dussopt, Gabriel Attal, Stanislas Guérini, sans oublier la cheffe de gouvernement, Mme Elisabeth Borne ont révélé leur vraie nature. Vous devez ce sursaut à Guesde, Brousse et Jaurès !



Références

1 Notre histoire. Parti socialiste / Fédération 75.
Consultable en ligne :
https://www.parti-socialiste.paris/histoire

2. Congrès d’’Épinay. Wikipédia.
Consultable en ligne :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Congr%C3%A8s_d%27%C3%89pinay

3. Jean-Claude Michea, cité par Gérard Mauger. Le PS est-il « de gauche » ? Savoir/Agir, 23, 95-98 (2013).
Consultable en ligne :
https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2013-1-page-95.htm


Crédit photo :

Jean Jaurès par Nadar. Wikipédia.
Image du domaine public.
http://www.museehistoirevivante.com/img/expositions/2009/Jaures/Jaures8.jpg


mercredi 12 avril 2023

MÉTIERS DU RAIL : ENCORE UN QUI N'Y CONNAÎT RIEN !



J'ai récemment entendu un chroniqueur TV parler des cheminots de façon très méprisante. Face aux mouvements sociaux, celui-ci s'énervait de constater que ces personnes veuillent faire grève alors que ces « gens n'ont qu'à pousser un joystick assis au chaud dans un siège confortable »… Encore un qui ne connaît rien à ce travail et qui aurait mieux fait de se taire. Explications.

Il se trouve que j'ai de nombreuses relations dans le ferroviaire et que je connais assez bien, je le pense, ce monde particulier. Sans rentrer dans trop de détails, disons que j'ai pu voir de très près à quoi ressemblait l'activité de conduite de train, et les contraintes qu'elle impose. Car, oui, il y a des contraintes ! Certes, le confort de conduite des rames à grand parcours ou même celui des rames de banlieue d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celui des machines à vapeur des années 50, voire celui des machines Diesel des années 60/70 qui les ont remplacées. À ce sujet, évacuons de suite la prétendue « prime de charbon » qui serait toujours en cours à la SNCF. Cela fait au moins 40 ans qu'elle a été supprimée ! Donc oui, on est mieux assis et moins soumis aux intempéries dans les trains modernes que dans les anciens. Quoique… Lorsqu'il n'y a aucun problème, c'est bien le cas. Mais dès que des problèmes arrivent, tout peut alors changer très vite. Ainsi, sur une panne de freinage, ce qui est heureusement rare, un conducteur devra descendre de sa machine et parcourir tout le train pour identifier le ou les wagons (on parle ici de train de fret) défaillants, isoler le freinage du wagon, puis retester le freinage, une série d'opérations qui implique de passer de la cabine à la queue de train assez régulièrement, et ce de nuit, de jour, qu'il fasse beau, qu'il pleuve ou qu'il neige. De même pour les trains de voyageurs, en cas de panne, ou plus fréquemment de signal d'alarme « tiré ». Le conducteur ainsi peut être amené à se déplacer tout le long de la rame, agir sur divers dispositifs et prendre la responsabilité de repartir avec des restrictions dues au freinage qui pourraient avoir de graves conséquences sur la sécurité si elles n’étaient pas maîtrisées pleinement. Ce genre de vérification peut durer entre 20 minutes au mieux, et deux heures par exemple sur des trains longs ou des pannes complexes à détecter. Comparativement à une certaine époque, on peut dire que le confort du métier ne s’est finalement pas tant amélioré dans le sens où la technique évoluant, certaines contraintes ont été remplacées par d’autres telles que celles liées aux vitesses élevées pratiquées (donc temps de réaction plus restreint), au stress, où à la difficile gestion des voyageurs, etc.

J'ajoute à cela que le travail de conduite n'est qu'une partie du travail des roulants. Il faut en effet aller prendre son service, parfois à des heures de distance de son lieu d'habitation, surtout lorsque l'on répond en « astreinte ». Ces astreintes font d'ailleurs partie intégrante du travail régulier des roulants, parfois à raison de plusieurs journées par semaine, où l'on peut être appelé à à peu près n'importe quelle heure, de jour comme de nuit, dans un large périmètre géographique. Seule une partie du temps de prise en charge est comptabilisée comme temps de travail. De plus, ces astreintes ne permettent pas au personnel de bénéficier de toutes les primes, ce qui fait qu'elles sont finalement payées à un niveau inférieur à celui d'un roulement « normal ». Par ailleurs, peu de gens savent que lors d'une prise en charge programmée d'un train, le mécanicien doit parfois marcher des kilomètres pour retrouver « son » train garé, puis effectuer toute une série d’opérations pour remettre en fonctionnement la machine ou la rame, celles-ci incluant des purges de circuit, des vérifications de niveau, des essais de freins, des systèmes de sécurité, etc. Tout cela ne se fait pas en 5 minutes, mais reste en revanche comptabilisé comme temps de travail !

De même, on ne pense que rarement aux agents qui conduisent les trains d’entretien, ou plus largement à ceux qui assurent l'entretien des voies, là aussi de jour et souvent de nuit, quelle que soit la météo. Sur certaines lignes du Massif Central, des Alpes, des Pyrénées, des Vosges ou du Jura, les opérations de déneigement, pour permettre la circulation des premiers trains du matin, peuvent être éreintantes, par des températures polaires. Évidemment, le journaliste qui méprisait le travail des roulants, n'en n'a cure !

Il ne se soucie sans doute pas plus du fait de savoir que conduire un train implique la connaissance pointue de plusieurs éléments. Le premier est la réglementation ferroviaire dont l'objet premier est d'assurer la sécurité des circulations. Il y a bien sur tout un volet lié à la signalisation qui est bien plus complexe que les seuls feux verts, jaunes et rouges de la circulation automobile. Sans aller trop loin dans les détails, et s’agissant là d'un sujet que je ne maîtrise que partiellement, un feu rouge allumé sur un signal peut impliquer différentes obligations ou autorisations selon le type de signal et le régime d'exploitation de la ligne. Certains signaux ne s’adressent également qu'à certains trains, d'autres ne s’appliquent qu'à certaines heures. En d'autres termes, il faut des semaines et des semaines d'apprentissage pour maîtriser le seul volet signalisation. Les règles de gestion des urgences sont également complexes : comment réagir en cas d'action sur le signal d'alarme, sur la réception d'un signal d'alerte radio, comment franchir lorsque cela est possible un signal au rouge (signal dit fermé), etc. Tout cela représente des centaines de pages de règlement à assimiler et à mémoriser. De plus, ces règlements, véritables articles de loi, évoluent sans cesse, et pas toujours pour faciliter le travail du mécanicien. Outre le fait que ce dernier se doit de maintenir ses connaissances à jour, à ses frais au passage, il a aussi la responsabilité de leur exécution. En cas de manquement, on parlera pudiquement « d’écart de sécurité », pouvant entraîner une mise à pied et, si la faute provoque un accident, une comparution devant un tribunal. Ainsi, le conducteur travaille avec, sans cesse, une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

La conduite d'un train ne consiste pas non plus qu'à pousser un joystick. Cette conduite nécessite une connaissance parfaite du fonctionnement de la machine ou de la rame, permettant la compréhension du résultat des actions sur les diverses commandes de marche ou de sécurité. Comme pour tous les engins roulants ou volants, le mécanicien avant d'être « lâché » seul, passera des mois en formation sur simulateur et/ou sur rame en service. Cette connaissance du matériel est si nécessaire que l'habilitation délivrée à l'issue ne sera valable que sur les matériels sur lesquels la personne a été formée. C'est un peu comme si on obtenait un permis de conduire des Renault, mais pas des Citroën, des Peugeot, ou pas des Volkswagen… Dans le même ordre d'idée, un mécanicien ne sera habilité que sur certaines lignes, la connaissance forte du réseau parcouru constituant un autre gage de sécurité des circulations. Pour reprendre l'analogie avec le routier, imaginez que votre permis, valable sur Peugeot et Citroën seulement, ne vous autorise qu'à parcourir les routes d’Île de France, ou de la région PACA, mais pas au-delà...

Je n'ai couvert que quelques aspects des spécificités du métier. Je voudrais en ajouter trois. La première est un point que je n'aborde jamais avec les roulants, sauf si ils le font d'eux-mêmes. C'est celui de l’accident et de l'accident de personnes (euphémisme pour souvent parler de suicides) en particulier. Comme me l'ont dit plusieurs mécaniciens, la question n’est pas de savoir si on connaîtra cet accident de personne mais de savoir quand. De tels évènements sont bien évidemment traumatisants, et, jusqu'il y a peu, ils n'étaient pas bien pris en charge par la SNCF. Le second volet est la responsabilité que portent les mécaniciens liée au fait qu'ils assurent seuls la responsabilité de trains pouvant transporter plusieurs centaines, voire un millier de passagers. Pour avoir échangé souvent avec des roulants, je peux affirmer que plusieurs m'ont dit que cette responsabilité était toujours très présente à leur esprit et qu'elle était parfois lourde. Même si les trains sont munis de divers dispositifs de sécurité, et de radios, une erreur humaine, voire une défaillance mécanique peut toujours avoir des résultats catastrophiques. Le dernier point, ce sont les horaires imprévisibles ou décalés. Une semaine d'un roulant, ce sont bien sur des jours de repos, mais aussi des astreintes, où l'on ne sait si on travaillera et où, et des conduites programmées. Mais d'un jour à l’autre, cette programmation change. J'ai demandé à un roulant de me communiquer son programme sur une semaine de travail, et effectivement, on constate très vite la présence d'horaires très variables et de découchés, c'est à dire de repos de nuit passés hors du domicile. Ce même roulant m'a indiqué qu'il avait cette année travaillé le jour de Noël et le jour de l'An. Dans le même ordre d'idée on lira avec intérêt l'article de blog en référence pour se faire une idée plus précise d'un journée, certes chargée, d’un mécanicien français, bien loin des clichés propagés par une certain presse (1).

Pour conclure, quelques remarques en vrac. Tout d'abord, ce travail en horaires décalés de façon systématique provoque une usure qui peut justifier la mise en place d'un régime spécial de retraite. Ce régime spécial, comme d'autres régimes spéciaux, ne vise pas seulement à compenser la fatigue accumulée sur des années, mais aussi à rendre le métier attractif à l'embauche. Le changement de statut des cheminots, comme celui de nombre de roulants de la RATP, la fin de régimes spéciaux, tout cela se traduit par des problèmes de recrutement massifs qui conduisent actuellement la SNCF à supprimer des trains, et la RATP à diminuer les fréquences des bus, métros ou RER. Si le métier était un métier de « planqués » ou de « profiteurs », comme on l'entend ou le lit régulièrement, comment expliquer cette désaffection ? Les gens à la recherche d'un emploi devraient s'y ruer, non ? Sur un autre plan, je continue de penser que si la majorité des travailleurs s’étaient comporté comme les personnels de la SNCF ou de la RATP en matière de défense des conditions de travail, nous n'en serions pas là en termes de régression sociale généralisée. Certes une grève dans les transports, c'est casse-pied, comme sont perturbantes aussi les grèves dans l'éducation nationale, le ramassage des ordures ou les raffineries, toutes catégories professionnelles longtemps méprisées. Ne nous leurrons pas : la quasi totalité des avancées sociales n'a été acquise que par l’instauration d'un rapport de force entre le monde du travail et celui du pouvoir économique. Celui-ci l'a bien compris en faisant main basse sur les moyens de communication (radio, journaux, chaîne de télévision, etc.) sur lesquels il déverse régulièrement une certaine forme de propagande. Les propos du journaliste que j’évoquais plus haut s’inscrivent, à n'en pas douter, dans cette démarche de décrédibilisation des mouvements sociaux, et dans ce que l'on appelle la bataille de l'opinion, que le pouvoir économique et financier doit gagner s'il veut pouvoir imposer ses règles, systématiquement défavorables au monde du travail. Quitte à raconter des bêtises ou à mentir !

Remerciements :

Merci à Franck, Valentin, et tous les autres pour leurs témoignages et leur dévouement à faire que les trains roulent en sécurité et autant que possible à l'heure ! 

Référence :

1. Vesper. La journée type d'un conducteur de train. Mediapart.
Consultable en ligne :
https://blogs.mediapart.fr/vesper/blog/031120/journee-type-dun-conducteur-de-trains-10

Crédit illustration : 

Thomas Wolf
Machine SNCF série BB37000 tractant un train de fret
Image libre de droits.






lundi 3 avril 2023

L'ÉCRITURE INCLUSIVE :
UNE FAUSSE BONNE IDÉE



L'écriture inclusive est présente de façon visible dans la sphère publique depuis une petite dizaine d'années. Son objectif, fort louable intellectuellement, était de tenter de ne pas renforcer certaines inégalités de genre. Dernier avatar en date, partant toujours de bons sentiments, des néologismes destinés à respecter le ressenti des personnes d'identité sexuelle indéterminée. Pour mémoire, l’orientation de genre correspond au degré d’adhésion ou de conformité qu'un individu manifeste à l’égard des différents comportements et rôles assignés à son sexe biologique. Malheureusement, le diable se cache dans les détails...

Malgré les objectifs louables évoqués plus haut, l'écriture inclusive pose de nombreux problèmes. En effet, le français, comme l'espagnol et l'italien, langues latines que je parle ou comprend bien ou partiellement, possèdent deux genres visibles, le masculin et le féminin. Tel n'est pas le cas de l'anglais, langue dans laquelle les genres sont grandement absents. « The sun » ou « the moon » ne sont ni masculin, ni féminin. On dira cependant « his book » ou « her book » selon que le livre appartient à un homme ou une femme. De plus, l'anglais bénéficie du neutre que l'on retrouve par exemple dans le pronom « it ». Je ne suis pas linguiste, aussi dois-je dire que selon mes lectures, l'absence quasi complète de genre se retrouve dans le chinois, le japonais ou le turc, toutes langues je ne maîtrise en aucun cas. Dans ce cadre, les pronoms iel et iels, nouvellement apparus, sont problématiques, même si ils ont fait leur entrée dans le dictionnaire Robert. Celui-ci les définit (1) comme : « Pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier (iel) et du pluriel (iels), employé pour évoquer une personne quel que soit son genre ». Exemple : « Les stagiaires ont reçu les documents qu'iels doivent signer ». La question qui me vient tout de suite à l'esprit est comment accorder les adjectifs qualificatifs. Iel est beau ou belle ? Iels sont heureux ou heureuses ? Ou, puisque l'usage de iels implique de ne pas « genrer » , peut-on proposer en écriture inclusive : sont-iels b.eaux.elles ? On voit tout de suite la difficulté, intrinsèquement liée à notre langue : l'accord des qualificatifs avec ces pronoms iel et iels pose plus de problèmes qu'il n'en résout.

L'écriture inclusive, c'est aussi une écriture qui tente de gommer les inégalités sociales liées au genre. Loin de moi l'idée de nier que ces inégalités existent, même si des progrès ont été réalisés au cours des dernières décennies, ne serait-ce qu'au travers de la reconnaissance du fait social. Pour expliciter mon propos, je constate qu'en inclusif, l'entreprise Dupont et Durand souhaiterait recruter « Un.e dirig.eant.eante expérimenté.e d'équipe réseau », pour désigner une personne capable de diriger avec efficacité une telle équipe. N'y a-t-il pas là une distinction à faire entre le métier, la profession, et le poste ou la fonction ? En d'autres termes, je trouve tout à fait légitime et bénéfique de féminiser des noms de profession : une auteure, une avocate, une grutière, une chirurgienne, etc. Cependant, il me semble que contrairement au métier, lié intrinsèquement aux savoir-faire de celui ou de celle qui l'exerce, la fonction reste, elle, impersonnelle. On n'est pas sa fonction, on l'occupe. En d'autres termes, une fonction est une responsabilité exercée, sans lien avec quelconque identité sexuelle. Maintenant, si certaines femmes préfèrent voir leur fonction féminisée, je peux l'entendre, et je respecterai ce choix, à la condition que celles qui préfèrent conserver la désignation générique neutre, analogue au masculin, puissent aussi le faire.

Au delà de ces arguties, il me semble que l'écriture inclusive pose d'autres problèmes bien plus graves. Le premier est qu'elle rend les textes difficiles, voire très difficiles à lire. La multiplications des points ou astérisques et autres parenthèses, les terminaisons succédant les unes aux autres, conduisent à une perte de fluidité, quand ce n'est pas à une perte de sens. Pour expliciter mon propos, je reviens sur la fable « le corbeau et le renard » que d'aucun ou d'aucune avaient rédigée en inclusif. Ceci donnait (extraits) :

« Maitre.sse corbeau sur un arbre perché.e….
Maitre.sse renard.e par l'odeur alléché.e...
Hé bonjour Madame/Monsieur du/de la/di corbeau
Que vous êtes joli.e, que vous me semblez b.eau.elle...»

J’arrête là le pastiche, pour ne pas dire le massacre. Même si l'exercice est caricatural, et qu'il a été décrié par certains et certaines, d'une façon non exempte d'arrière-pensées sexistes ou féministes militantes, je ne peux qu'évoquer les jeunes gens que j'aide dans le cadre du soutien scolaire. Certains achoppent sur les mots, la syntaxe, sur la compréhension de la structure même des phrases. Ils ne sont pas les seuls ! Pour mémoire, presque 30% des jeunes Français de moins de 16 ans ont des difficultés de compréhension et d’apprentissage du français. Est-il dès lors pertinent de renforcer ces difficultés de compréhension, de rajouter de la complexité à une langue déjà complexe ? J'en doute fort !

Je complète ce qui précède en affirmant que le manque de fluidité à l'écrit est encore aggravé à l'oral. Je pense ici à un de mes proches, aveugle, qui utilise la reconnaissance vocale sur sa tablette et son PC. Un texte en inclusif est inaudible ! Pour vous en convaincre, essayez de lire à haute voix le texte de M. De La Fontaine. Clairement, l'écriture inclusive n'est pas la traduction d'une langue orale. Ce découplage entre oral et écrit qu'induit l'écriture inclusive est, me semble-t-il, orthogonal à ce qu'est une langue, c'est à dire un véhicule de communication, permettant et facilitant les échanges entre individus. Ce hiatus est la conséquence d'une cause fondamentale, que j'identifie comme étant l'absence de toute logique linguistique sous-tendant l'écriture inclusive.

Il me semble, par ailleurs, que le problème qui a conduit à l'écriture inclusive est l'absence de forme visible du genre neutre en français. Celui-ci existe pourtant, il est analogue au masculin. Ainsi, elle ne neige pas, elle ne pleut pas, et manger cinq fruits et légumes par jour n'est pas bonne pour votre santé ! L'erreur fondamentale est d’avoir dit et répété à des générations d'enfants que pour l'accord des pluriels, ou des sujets multiples avec le verbes, « le masculin l'emporte sur le féminin ». Cette formulation est effectivement inacceptable telle quelle et elle a sans doute induit, de façon fort compréhensible, un rejet par une partie de la société la plus sensibilisée à ces questions (2). En revanche, y voir comme certains l'ont fait une volonté politique de faire disparaître le féminin de l'espace public par le biais de la langue me semble a minima exagéré.

On pourrait résoudre bien des difficultés avec deux options. La première est de proposer que le genre neutre soit analogue au féminin ou que l’on puisse utiliser le féminin et le masculin indifféremment. Dans ce cas, oui, elle pleuvrait et elle neigerait… L'autre possibilité, que je trouve intéressante, est de revenir à une règle de proximité facultative. En deux mots, il s'agit d'offrir la possibilité d'accorder adjectifs et subordonnées avec le genre du nom le plus proche. Pour ceux qui voudraient en savoir plus, je ne peux que proposer la lecture de la page Wikipédia qui s'y rapporte (3). On pourrait alors écrire, comme le dit l'encyclopédie en ligne citant la déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen : « Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics »…

Pour conclure, je dirais que les mots n'ont pas de sexe, mais ils ont un genre, qu'on le veuille ou non. Ainsi comme l'écrivait M. Franck Neveu, professeur de linguistique : « si au restaurant je commande un lapin aux pruneaux, je ne demande pas qu’on me serve un lapin mâle. Si j’évoque les sentinelles qui gardent l’entrée d’un bâtiment militaire, je ne féminise pas les soldats qui occupent cette fonction ». Plus globalement, l'écriture inclusive prend le problème de l'égalité entre homme et femme à l'envers.  En accord, M. Jean-Claude Milner, philosophe passé par le maoïsme et peu suspect d'être un dangereux réactionnaire, expliquait au sujet de l'écriture inclusive : « On invente une convention orthographique, pour ne pas regarder la réalité en face. […] Croire qu’en manipulant les signes inscrits sur un support, on change le monde, c’est pire que de l’idéologie, c’est de la pensée magique. Le temps des runes est revenu » (4). C'est aussi mon sentiment !


Références :

1. Le Robert. Dico en ligne.
Consultable en ligne :
https://dictionnaire.lerobert.com/definition/iel

2. Nous n'enseignerons plus que « le masculin l'emporte sur le féminin ».
Slate. Novembre 2017.
Consultable en ligne :
https://www.slate.fr/story/153492/manifeste-professeurs-professeures-enseignerons-plus-masculin-emporte-sur-le-feminin

3 Règle de proximité. Page Wikipédia.
Consultable en ligne :
https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A8gle_de_proximit%C3%A9

4. Jean-Claude Milner. Ils ont honte de leur langue natale. Propos recueillis par I. Barbéris et F. Neveu. Cités n°2, 2021, 129-140.