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vendredi 11 octobre 2024

INVESTIR DANS LA RECHERCHE ET L'UNIVERSITÉ

Je reproduis ici le texte d'une lettre ouverte du collectif Rogue ESR, qui vient d'être publiée dans le journal « Le Monde ». Cette lettre se transforme maintenant en pétition. Il est question du financement de la recherche, qui risque de se trouver une nouvelle fois reléguée au niveau de  variable d'ajustement, dans un contexte de budget « d'austérité ». Or nous ne sommes aujourd'hui même plus à l'os en termes financiers pour l'université et la recherche. À ce jour, on en est au niveau ostéopénie, la prochaine étape étant l'ostéoporose... Le texte ci-dessous est entièrement reproduit de la pétition, que les lecteurs pourront signer s'ils le souhaitent (lien en bas de page).

Le rapport sur la compétitivité et l'avenir de l'Europe remis par Mario Draghi à la Commission européenne le 9 septembre a eu le grand mérite de remettre en cause le dogme de l'austérité budgétaire et de souligner l’importance de la recherche, de l’innovation et de la formation pour juguler le décrochage économique, scientifique et technique de l’Europe et retrouver des perspectives florissantes. Pour autant, si ce rapport propose avec raison d’investir dans la formation, la santé, l’isolation thermique des bâtiments, les énergies décarbonées ou les grandes infrastructures de transports, il demeure attaché à une conception de la recherche et de l’Université frappée d’obsolescence, fondée sur la croyance économiciste en un marché total des chercheurs et des établissements.

Dans notre contexte de longue dépression économique, couplée aux crises climatique, démocratique, sanitaire et sociale, il importe de tirer le bilan des politiques publiques suivies en France depuis 20 ans en matière de formation et de recherche fondamentale et appliquée. Le Crédit d’Impôt Recherche (CIR) est une niche fiscale qui permet aux entreprises de déduire de leur impôt sur les sociétés 30% de dépenses qu’elles font apparaître dans leur bilan comme procédant de “recherche et développement” (R&D). En l’absence de contrôles sérieux et « critériés », de multiples officines se sont spécialisées dans le maquillage de dépenses génériques en R&D et de cadres commerciaux en chercheurs et ingénieurs. Si le CIR a un effet très positif pour les microentreprises et les PME qui emploient des ingénieurs-chercheurs pour concevoir et produire de la haute technologie qui dispose de marchés de niche, il a toutefois un effet largement négatif sur la R&D des moyennes et grandes entreprises. Les rapports de l’OCDE, de la Cour des Comptes ou de France Stratégie (1) ont montré que le CIR est avant tout un contournement des règlements européens sur les aides directes aux entreprises et n’a aucun effet ni sur l’emploi ni sur l’investissement en R&D. Les effets indirects sont en réalité bien pires, puisque en privant de financement la recherche publique et l’Université, le CIR détériore l’écosystème français de recherche et de formation. Si les entreprises continuent de délocaliser leur R&D en Asie du sud-est et, dans une moindre mesure, aux USA, c’est pour la qualité de leur écosystème et la dégradation du nôtre. Le décrochage du niveau scientifique et technique en France est alarmant, et le manque de culture scientifique de la classe politique en est le reflet. Les désastreuses réformes du lycée comme l'absence de politique ambitieuse de recrutement et formation des enseignants ont encore accéléré la débâcle.

Comment en sommes-nous arrivés là ? L’enseignement supérieur et la recherche ont connu deux décennies d’incessantes réformes structurelles théorisées par le rapport « Éducation et croissance » de MM. Aghion et Cohen, paru en 2004. Il reposait sur quelques postulats: (i) les financements de l’Université et de la recherche doivent êtres concentrés sur quelques établissements, qui ont vocation à assurer l’activité de recherche et donc d’innovation ; les autres, paupérisés, doivent graduellement être transformés en collèges universitaires en grande partie financés par des frais d’inscription dérégulés ; (ii) les universitaires et chercheurs doivent être mis en concurrence pour obtenir les budgets nécessaires à l’exercice de leur métier ; (iii) l’Etat doit accompagner l’essor d’un enseignement supérieur privé lucratif. Ce dernier volet a parfaitement réussi. Les moyens qui manquent au service public se retrouvent par exemple dans les 25 milliards € consacrés  à l’apprentissage et à l’alternance et captés par un secteur privé de piètre qualité (2). Pour le reste, ces croyances infondées ont engendré bureaucratisation, paupérisation, précarisation et participé au décrochage pointé par le rapport Draghi. Il en résulte une perte de sens pour l’Université (3), conçue pour produire, transmettre, conserver et critiquer les savoirs, et réformée au prétexte de produire de la croissance économique — avec un résultat à l’exact opposé des promesses de prospérité.

Concevoir un système d’Université et de recherche conforme aux défis du XXIe siècle suppose de se projeter à 10 ou 20 ans, dans une société profondément transformée, qui aurait triomphé des crises qui la frappent et qui ait retrouvé vitalité, espoir et envie d’ouvrir des horizons communs désirables. Dépasser la crise politique et instituer une démocratie effective suppose une formation à la citoyenneté permettant de faire vivre un espace public de pensée, de critique réciproque et de délibération. A quelles connaissances, y compris pratiques et techniques, voulons nous que l'École forme pour ce faire ? Surmonter la crise sociale nécessite de traduire les valeurs de la République — liberté, égalité, fraternité — en services publics d’éducation, de santé, de transports, de justice. Juguler les crises climatique et environnementale suppose d’organiser une production agricole, énergétique et industrielle locale, conforme aux besoins de la population. Ce nouvel aménagement du territoire implique un besoin massif de formation et de recherche mais aussi une organisation de l’Université et de la recherche en réseau, qui innerve le territoire. Plafonner le CIR et le conditionner à l’emploi de docteurs en CDI et au paiement de l’impôt sur les sociétés — que moins d’un tiers des entreprises de recherche paient à ce jour — permettrait de financer en grande partie cette politique d’avenir.

Nous projeter dans un avenir meilleur suppose d’une part de comprendre le monde au plus juste et au plus vrai et d’autre part de témoigner d’une attention et d’une confiance dans la jeunesse qui passent par sa formation intellectuelle et pratique et par les conditions matérielles de son émancipation. Mener une politique d’austérité pour l’Université et la recherche serait priver la société d’avenir.

Pétition à signer ici:
https://rogueesr.fr/investir-recherche-universite/

 

Références :   

1. Évaluation du crédit impôt-recherche. France Stratégie,2019.
Consultable en ligne :
https://www.strategie.gouv.fr/publications/evaluation-credit-dimpot-recherche-rapport-cnepi-2021

2. Bruno Coquet. Apprentissage : quatre leviers pour reprendre le contrôle.OFCE, Sciences Po, Septembre 2024.
Consultable en ligne :
https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief135.pdf

3. Anonyme. Rapport sur l’état des services publics : l'enseignement supérieur. Nos services publics.fr. 2024.
Consultable en ligne :
https://files.umso.co/lib_ufoFEvhlRMwflNFx/owpdyer9vl2kz27e.pdf

 

Crédit illustration :

D'après une citation de J. Séguéla.



dimanche 21 juillet 2024

PLONGÉE DANS LA FACHOSPHÈRE 2.0


Comme je l'indiquais dans un précédent article, l'émergence du Rassemblement National (RN) n'a pas commencé lors de la dernière élection européenne, ni même lors de l'élection présidentielle de 2022. Nous sommes confrontés là à un processus de long terme, alimenté de façon extrêmement efficace par les réseaux dits-sociaux, où pullulent robots rédactionnels (ou bots) et petites mains chargées d'alimenter la haine de « l'autre » (les trolls). Celui-ci y est alors facilement désigné aux populations défavorisées et déclassées comme seuls responsables de leurs malheurs, dans une stratégie du bouc-émissaire éprouvée. Reste au RN à en ramasser les bénéfices !

Tout cela est fortement lié au développement de liens internet, via les réseaux sociaux, où l'on retrouve ce qu'il est convenu d'appeler de façon très générique « la fachosphère 2.0 ». Selon mon ancien collègue du CNRS, M. David Chavalarias, directeur de recherche au Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales (CAMS, EHESS), et directeur de l’Institut des Systèmes Complexes de Paris Ile-de-France (ISC-PIF, CNRS), cette fachosphère est largement soutenue par une puissance étrangère, la Russie pour ne pas la nommer. Ses travaux, très étayés, méritent d'être connus. En ce sens, je reprends à son incitation une de ses récentes publications en ligne, que l'on peut retrouver sur son blog (1). Comme à mon habitude, ses propos, dont je publie des extraits, sont en italiques, mes commentaires en caractères droits.

Son article commence donc par une citation de M. Dimitri Medvedev, Vice-président du Conseil de sécurité de Russie, extraite de sa chaine Telegram, en date de Février 2024 : « Notre tâche consiste à soutenir ces hommes politiques et leurs partis [note : c'est à dire les partis anti-système] en Occident de toutes les manières possibles, en les aidant apertum et secretum à obtenir des résultats décents lors des élections. Certains d’entre eux passeront du statut d’opposants non systémiques à celui de nouveaux membres de l’establishment politique. Et leur accession à la gouvernance de l’État pourrait radicalement améliorer le paysage politique dans le monde occidental ». 

En France, le parti anti-système le plus compatible avec les ambitions géopolitiques de Vladimir Poutine est le Rassemblement national, dont certains cadres lui ont maintes fois exprimé leur sympathie. Entre autres, le président du Rassemblement national Jordan Bardella s’est prononcé le 24 juin 2024 contre « l’envoi de missiles longue portée ou de matériel militaire » en Ukraine. Il a également rappelé son opposition à l’envoi de troupes françaises sur le terrain dans ce conflit. De manière générale, une analyse structurelle de l’espace politique français tel qu’il est reflété par les prises de paroles et interactions sur X/feu-Twitter montre clairement qu’il y a un positionnement quasi dichotomique en France entre les partis de gouvernement qui sont fermement opposés à la guerre du Kremlin contre l’Ukraine, et feraient tous les efforts possibles pour empêcher Vladimir Poutine de la remporter, et l’extrême-droite (RN & Patriotes) qui a une attitude plus complaisante envers son régime et ses actions.

Le problème de Poutine est simple : comment faire perdre les élections aux partis politiques opposées à sa domination ? [...] Contrairement aux États-Unis, qui ont par le passé interféré dans des élections de pays démocratiques en accompagnant des putchs violents, la stratégie géopolitique du Kremlin, héritée de l’ère soviétique, est la plupart du temps indirecte et à long terme. Le KGB avait son proverbe de prédilection : « la goutte d’eau creuse la pierre, non par force, mais en tombant souvent ». Vladimir Poutine, qui s’est arrangé pour régner quasiment à vie, a le temps. Il pratique une subversion des démocraties occidentales qui s’étire dans le temps dans le but de déstructurer leurs sociétés de manière systémique et globale.

Au long cours et de faible intensité, elle consiste en une modification globale de l’espace informationnel qui va de campagnes sur les réseaux sociaux à la création de faux sites d’information, en passant par l’utilisation des régies publicitaires des grands réseaux sociaux permettant le ciblage de populations. [...] Cette stratégie sur le long terme est couplée avec des actions à court terme et opportunistes qui exploitent l’actualité, telles que le piratage d’infrastructures ou des actes de vandalisme sur le territoire (par exemple les tags des Étoiles de David, les tags de mains rouges sur le Mémorial de la Shoah ou l’incendie d’infrastructures). Combinées, ces « mesures actives » qui agissent sur l’espace médiatique et les circuits de circulation d’information, instaurent un climat antisystème. En effet, elles insèrent des « virus médiatiques » dans la vie publique « capables de s’auto-entretenir et s’auto-reproduire », le but étant de « modifier la conscience collective, en particulier dans certains groupes ». Elles amène un pays, « mine de rien », à un point de bascule propice aux alternances de régime politique et de formes institutionnelles [...].

Si le Rassemblement national correspond au portrait robot de ces partis anti-systèmes que Medvedev et le Kremlin ont annoncé vouloir soutenir, il y reste un problème de taille : le front républicain. Cette tradition française, qui amène les adversaires politiques à préférer un mandat bancal plutôt qu’à 30 ans de régime autoritaire, a permis de faire barrage contre le Rassemblement National à chaque fois qu’il fut en position de remporter une élection à portée nationale. Le front républicain est la porte de secours de la démocratie, il faut donc, pour le Kremlin, la condamner. 

En ligne avec ce qui précède, et pour donner raison à M. David Chavalarias, on notera que cette condamnation du front républicain émane principalement du RN... Par ailleurs les liens entre RN, sites complotistes ou fachosphère 2.0 ont bien été analysés par cet auteur, lui permettant de générer une cartographie numérique des liens qui unissent les différents comptes présents sur les réseaux sociaux. En illustration de ce billet, on trouvera une analyse de proximité de ces comptes qui permet « de les regrouper par courants idéologiques [...]. Le Nouveau front populaire, dont la communauté s’est considérablement renforcée au fil des jours, apparait comme déconnectée du super-bloc « d’en face », composé de Renaissance et du bloc des extrêmes-droites. Cette configuration suggère qu’un éventuel partage de l’espace en deux camps lors d’un second tour séparerait les deux partis de gouvernement plutôt que de les unir contre l’extrême-droite. Cela présage également de triangulaires compliquées. Il est à remarquer que la communauté Les Républicains, supposée se démarquer des autres, a complètement disparu en tant que communauté autonome dans ce paysage. Carte calculée sur la période du 10 au 27 Juin 2024 ; 3 500 comptes analysés (seuls les liens représentant 5 retweets ou plus sont affichés - Source de données CNRS/ISC-PIF : collecte des timelines publiques des personnalités politiques ayant un compte sur X).

Or, [...] pour briser le front républicain, il faut trouver des enjeux sociétaux bi-polarisés tels que leur ligne de fracture traverse l’électorat des partis de gouvernement ainsi que les positionnements politiques de leurs leaders. Dès lors, il convient de se demander quels seraient les thèmes de débats les plus favorables au Kremlin ? En utilisant la même base de données que celle mentionnée ci-dessus, le collègue du CNRS démontre que les prises de positions sur la guerre en Ukraine permettent de distinguer les positions, d'un côté des partis d’extrême-droite (RN, Reconquête, et les Patriotes), de celles, de l'autre, des partis de gouvernement y compris ceux constituant le Nouveau Front Populaire (NFP). Le même type d'étude, menée sur la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, montre cette fois que « la ligne de fracture de l’opinion autour de la guerre à Gaza sépare les partis de gauche et les partis de droite et d’extrême-droite, ouvrant ainsi une brèche entre les partis de gouvernement » (Cf. figure ci-dessous).  Autour de la question de l’antisémitisme, la ligne de fracture « divise un ensemble de comptes qui font le pont entre Renaissance et le bloc d’extrême-droite, qui s’inquiètent sur la montée de l’antisémitisme et accuse LFI d’antisémitisme, et de l’autre côté LFI qui s’en défend ». Sur la question de l'islamo-gauchisme, il ressort de l'étude que ce narratif a été « développé majoritairement par le bloc d’extrême-droite avec quelques relais sur la passerelle Renaissance-Extrême-droite, ce qui fait réagir LFI ». Enfin, la question du réchauffement climatique, pourtant largement absente des débats lors des européennes comme des législatives, ont été « abordées essentiellement par EELV et dans une moindre mesure par LFI ».

 

Ci-dessus, analyse effectuée sur le même ensemble de comptes X que celui étudié plus haut, présenté sur la figure d'illustration en tête de page. Cette nouvelle figure montre « les contiguïtés de positionnement des leaders et militants politiques » sur le thème de ma guerre à Gaza, et révèle la fracture gauche - droite des partis de gouvernement. Les comptes y sont placés exactement de la même manière que sur la figure d'illustration en tête d'article, mais seuls les liens reflétant les échanges relevant de la problématique visée sont affichés.

 

De ce qui précède, on remarque qu'un thème « ressort de manière saillante parmi ces thèmes actualité : la guerre à Gaza. Voici le principal pied de biche inséré entre les électeurs des partis de gouvernement qu’active le Kremlin pour les rendre irréconciliables et faire voler en éclat le front républicain. Il est couplé évidemment avec ses corollaires que sont la montée de l’antisémitisme et des attitudes hostiles envers l’islam. Ces corollaires suivent les mêmes lignes de fractures.

Il est important de comprendre que ce conflit au Proche-Orient se révèle être le cadre idéal pour combiner des actions de subversion à long terme de modification de la perception de groupes sociaux, et des actions opportunistes à court terme qui jouent sur l’émotion et le pathos. [...] Sur le long terme, le Kremlin a favorisé l’introduction dans le débat public du concept « islamo-gauchisme », avant que sa popularité n’explose du fait de sa reprise par une Ministre de la République en 2021. Selon toute vraisemblance, les comptes sur X les plus actifs avant cette explosion n’étaient autres que des trolls du Kremlin. C’est un exemple de « virus cognitif », inventé par l’extrême-droite, dont le Kremlin augmente la viralité de manière active. Il amène aujourd’hui une partie de la population à penser que certains groupes politiques conspirent contre la République en s’alliant à des ennemis étrangers, ici l’islam radical. Ces groupes sont de fait infréquentables.

Sur le court terme, cette perception est renforcée par plusieurs actions. Il y a des actions sur le territoire réel, telles que celles évoquées plus haut, qui amplifient dans l’opinion publique la perception de la montée de l’antisémitisme ou du racisme, de manière très concrète. A cela s’ajoute des actions sur les territoires numériques comme par exemple la création de faux comptes tel que @ChtiAudacieux créé en Février 2024 sous le nom de « MuslimChti » qui se positionne en islamiste radical et provoque les communautés d’extrême-droite. Nous trouvons encore des comptes ou sites d’information qui visent à radicaliser certaines communautés. Ainsi, le cinquième compte le plus relayé de cette campagne post-dissolution sur X (entre le 10 et le 27 juin) est un compte anonyme, @FRN7, qui a ouvert plusieurs comptes du même nom au printemps 2020 sur Instagram (compte suspendu), Odysée et Facebook. Resté inactif pendant deux ans sur ces deux dernières plateformes, son historique est typique d’un compte opéré par le Kremlin, ou du moins sous l’emprise de sa propagande. Toutes les théories du complot et les bêtes noires du Kremlin y sont mises en scène, dans des vidéos soigneusement éditées. Dans nos cartes Twitter Politoscope de 2020 et 2021, @FRN se situe dans la communauté anti-système, proche de l’extrême-droite, qui s’est formée pendant la pandémie sous la houlette de personnalités pro-russes comme Florian Philippot (ex. n°2 du RN), François Asselineau ou Nicolas Dupont-Aignan.

Mais depuis mai 2024, @FRN s’est déplacé dans l’espace informationnel pour intégrer la communauté LFI via des comptes intermédiaires, probablement faux eux aussi. Il s’est arrangé pour créer de nouvelles connexions de manière à y diffuser ses contenus, soit par re-tweets actifs, soit via la recommandation algorithmique (ex: X/Twitter vous recommande « @Y à aimé …» parce qu’il croit que @Y partage vos goûts). Le type de contenus que diffuse en continu @FRN pendant ces législatives de 2024 est extrêmement anxiogène et donc très adapté à cette stratégie [...]. Il s’agit exclusivement d’images et de vidéos des massacres perpétués par le gouvernement de Netanyahou à Gaza et de la crise humanitaire qui en découle. 

Or cette guerre à Gaza est une véritable aubaine pour le président russe. [...] Voilà en effet, le couple de forces du moment et la fenêtre d’opportunité pour Vladimir Poutine qui cristallise des efforts de longue haleine. D’un côté le Kremlin s’efforce d’amplifier la perception des horreurs de la guerre à Gaza auprès de la communauté LFI afin qu’elle impose le cadre du conflit israélo-palestinien aux européennes et aux législatives, avec ses corollaires sur la montée de l’antisémitisme, du racisme et d’attitudes hostiles envers l’islam. Cela favorise sa radicalisation et, en conséquence, la polarisation politique entre extrême-gauche et extrême-droite. De l’autre, les communautés juives traumatisées par le 7 Octobre, et la droite, sont matraquées depuis des années par des narratifs tel que celui de l’islamo-gauchisme [...].

Le fait que le Kremlin amplifie les divisions dans les sociétés occidentales ne veut pas non plus dire qu’il est la source de tous les maux de la Nation. Bien au contraire, ses opérations ne fonctionnent jamais aussi bien que lorsqu’elles peuvent s’appuyer sur d’authentiques dysfonctionnements. Mais elles auront pour résultats d’éliminer certaines voies de résolution des problèmes pour orienter les électeurs vers une alternance plus autoritaire qui convient le mieux aux intérêts du Kremlin.

Ne faisons pas la même erreur que de nombreux autres pays en sous-estimant la capacité de nuisance de M. Vladimir Poutine. Beaucoup de contre-feux ont été allumés par l’extrême-droite française, et probablement par des trolls du Kremlin, qui soit minimisent son impact, soit tentent d’influencer les votes en prônant de ne pas tenir compte des nombreuses alertes en provenance du milieu académique ou des services de renseignement. L’alignement des intérêts du Kremlin avec ceux des extrêmes-droites occidentales est un fait incontestable affirmé de la bouche même des représentants de M. Vladimir Poutine.

Si la feuille de route de la subversion a été correctement suivie, la majorité de la population pourrait être à ce point désorientée qu’elle en viendrait, lors de ces élections ou des suivantes, à réclamer des dirigeants « forts », qui « savent comment parler aux Russes », et les élire. Cela s’est produit par exemple en 2024 en Slovaquie, avec l’élection d’un Président prorusse suite à une intense campagne de désinformation en ligne du Kremlin, les législatives de 2023 ayant préalablement donné la majorité à un parti d’extrême-droite prorusse.

Rappelons-nous les mots de l’ex-agent du KGB Tomas Schuman : la plupart des actions de subversion sont manifestes et facilement identifiables. Le seul problème est qu’elles sont « étirées dans le temps ». En d’autres termes, « le processus de subversion est un processus à si long terme qu’un individu moyen, en raison de la courte durée de sa mémoire historique, est incapable de le percevoir comme un effort cohérent et délibéré ». De là l’intérêt des macroscopes développés au CNRS, c’est-à-dire des outils mathématiques et informatiques qui permettent d’observer à grande échelle et sur de longues périodes les processus d’évolution et de déstructuration des sociétés, un peu comme le visionnage en accéléré du développement d’une liane pour comprendre comment elle s’accroche à son arbre.

Ainsi outillés, nous pourrons peut-être mieux prendre conscience des stratégies de subversion qui peuvent, sur une partie de la société et par effet domino, mener à terme à une décohésion sociale globale. Cette prise de conscience est le premier pas vers une résolution des conflits qui minent la société française.

 

Référence et crédit illustration :

1.David Chavalarias. 23h59 à l’horloge de Poutine. Son site. Juin 2024.
Consultable en ligne :
https://hackmd.iscpif.fr/s/HJQny14PA#

Son site : https://iscpif.fr/chavalarias/ 


 

dimanche 5 mai 2024

PENSER POUR RÉSISTER !



Le conflit entre Israël et le Hamas déborde des frontières du Moyen-Orient, à l’évidence. On voit ces jours-ci s’organiser des manifestations au sein des universités de nombreux pays, États-Unis en tête. Là-bas, ces mouvements sociaux de jeunesse s’inscrivent dans le contexte de l’élection présidentielle à venir. En France, des manifestations concernent d’autres universités et « grandes écoles », dont Sciences Po, dont il est souvent question dans la presse.


Dans ces deux cas français, alors que les blocages sont en fait minimes, nous assistons à un double phénomène : tout d’abord une médiatisation à outrance, et, sans doute liée à ce qui précède, une répression de ces mouvements, parfois violente. Pour comprendre ce qui se joue, parallèlement au conflit moyen oriental, il faut revenir sur la situation des universités et du monde de la recherche en France, pris depuis le milieu des années 2000, dans le tumulte de la vague néolibérale qui balaye le pays. Au travers de ce prisme, la recherche comme l’enseignement universitaire sont vus comme des centres de dépenses, et des dispositifs dont la gestion bénéficiait jusqu’alors d’une certaine forme d’autonomie décisionnelle qu’il convient de « mettre au pas », tout en s’en appropriant une partie du prestige... Je reprends ici de large extraits de la dernière publication du collectif « Rogue » de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) qui aborde ce sujet :

« Dans la tempête qui sévit, l’ascèse du travail savant devient un refuge salvateur, un jardin paradisiaque à partir duquel reprendre prise. Mais est-ce seulement encore possible ? Cela suppose de disposer des moyens matériels, du temps, et d’un écosystème professionnel un tant soit peu propice. Or, plus de quatre universitaires sur cinq avouent désormais souffrir d’un « fort épuisement professionnel ». Voilà dans quels termes se pose désormais le problème : en fait d’Armée des ombres, l’Université se compose de « cramés ». On en sait la raison. À la paupérisation, aux précarisations subjective et matérielle, à la bureaucratisation et son cortège d’absurdité et de foutaise s’ajoutent désormais des attaques quotidiennes contre l’autonomie scientifique et la liberté académique. On s’interroge dans ces conditions sur le choix de M. Macron de réquisitionner la Sorbonne pour y donner un meeting de campagne aux frais du contribuable, en piétinant par ailleurs méthodiquement les valeurs fondatrices de l’Université. À certains égards, ce choix est symbolique du rapport, instrumental et insincère, que les gouvernements entretiennent au savoir depuis au moins vingt ans. L’Université ne leur sied que comme un village Potemkine devant lequel poser de temps à autres pour donner une légitimité à des visées politiciennes étrangères à toute forme d’esprit critique. Redisons-le ici, à l’adresse des uns et des autres : les universités ne sont ni les décors d’opérations de communication, ni des lieux d’intrusion des forces de police ou des politiciens ».

Cette reprise en main se traduit par la mise en place de structures hiérarchiques qui s’affranchissent de la règle de la gestion non pas collective, mais collaborative. On voit ainsi fleurir de nouveaux modèles universitaires où l’université et les instituts de recherches (CEA, CNRS, INRAE, etc.) ne sont plus des partenaires décisionnaires mais des sous-traitants de décideurs extérieurs, souvent du secteur politique local ou régional. Je cite ici les propos du collectif : « la dévitalisation politique et bureaucratique de l’Université n’épargne plus celles et ceux sur qui le bloc réformateur s’est longtemps appuyé. Même certains des « acteurs » et autres « gagnants » de la concentration des moyens sur fond de baisse générale sont peu à peu touchés par le doute, par le burn-out et par la perte de sens. L’exécutif est donc de plus en plus contraint de jeter le masque de la « co-construction » et de faire ouvertement ce qu’il n’imposait jusque-là que derrière des comités théodules. Ainsi, pour accompagner la généralisation du modèle de l’IHU de Marseille dont l’expérimentation par le Pr. Raoult semble donner toute satisfaction à l’exécutif, la communication ministérielle a choisi de désigner directement les nouveaux mandarin-bureaucrates cooptés en haut lieu, en recourant pour ce faire à une sympathique métaphore ferroviaire : l’« élevage de talents » sent trop son maquignon eugéniste et n’est plus de mise ; la rhétorique de l’« excellence » s’est épuisée et ne fait même plus rire les jeunes gens; nous en sommes désormais aux « locomotives de la recherche », manière de dire qu’il ne s’agit plus que d’être sur les rails décidés par la bureaucratie ».

Dans un monde parfait, l’Université, communauté de savoirs et d’acteurs de la recherche, doit être « animée par son mouvement propre de questionnement endogène, qui crée le savoir comme un commun de la connaissance que nul intérêt particulier ou privé ne peut s’approprier. Elle suppose l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien, qui ne se propose a priori aucune fin pratique et monnayable et qui se remet elle-même constamment en cause. Pour cette raison, l’Université a partie liée avec la démocratie ». Or, je crains que cette liberté d’interroger le monde, quel qu’en soit l’angle (biologique, physique, mathématique, social, historique, anthropologique, etc.) soit précisément ce qui cause problème. Nous sommes en effet dans un moment où ne pouvons que constater une dérive autoritaire du pouvoir, que ce soit dans la rue, lors des manifestations de masse contre des pseudos réformes à coloration antisociale, ou même à l’Assemblée Nationale, où le 49-3 semble avoir remplacé toute velléité de débat. C’est à mon sens ce débat dont le pouvoir actuel a peur. Or, c’est pourtant à partir de ce débat, cette « disputatio » en termes de scholastique médiévale, qu’émerge les consensus, scientifique à l’université, et démocratique dans la société, la démocratie étant en effet structurée autour de la gestion des dissensus.

Comment alors résister à ces dérives ? « Devant le spectacle de l’effondrement moral de larges segments de la société, le besoin de se préserver, de se tenir loin du cloaque ambiant, fait de coups de menton, d’abaissement de la pensée critique, de bêtise triomphante, et d’atteintes aux libertés peut se faire impérieux. Face à une pareille décomposition où les signes de fascisation se multiplient, se pose une nouvelle fois la question lancinante des modalités de résistance. La décence commande de prendre soin de soi, de ses proches, se préserver du désespoir, cultiver une raison joyeuse et sensible et se consacrer à l’étude ». Au delà de ce constat, et comme l'écrivait le sociologue et philosophe allemand Max Horkheimer : « Penser est en soi déjà un signe de résistance, un effort de ne plus se laisser abuser. Penser ne s’oppose pas strictement à l’ordre et à l’obéissance, mais la pensée les met en rapport avec la réalisation de la liberté ». Cette citation qui remonte à une des périodes les plus troubles de l’histoire du XXe siècle, conserve aujourd’hui tout son sens. 


Crédit illustration :

Dessin personnel, d'après :
https://www.franc-tireur.fr/antisemitisme-peur-sur-la-fac

mercredi 27 mars 2024

MÉLI-MÉLO, L’EXCEPTION FORGEOISE

Un très court article pour m’étonner du fait que la commune de Forges est la seule commune de la communauté de communes du pays de Limours (CCPL), avec Courson, à ne pas être partenaire du méli-mélo 2024.

Le méli-mélo est un festival local, organisé par l’association éponyme dans plusieurs communes de la CCPL. Pendant trois semaines, en fin d’hiver ou au début du printemps, se succèdent diverses activités culturelles, avec pour objectif premier « de découvrir de nouvelles pratiques artistiques. C'est aussi la possibilité pour les associations, les organismes qui le souhaitent de présenter un spectacle en commun ». Par ailleurs, « le Méli-Mélo organise aussi des animations pour des classes de tous les niveaux, de la maternelle au Lycée : ateliers de percussions, de chansons, conférences – débats » (voir site du méli-mélo)... Bref, un joyeux mélange, à l’image du nom du festival.

Cette année, la 28ème édition, se conclura demain par une conférence de M. Bernard Terris, ancien adjoint au maire de Forges, et en l’espèce, président de l’association Danaya. Cette association forgeoise a pour objectif « d’œuvrer à la souveraineté, particulièrement alimentaire, mais aussi de santé, d’éducation et économique, des pays du tiers-monde ». Pour cela, Danaya indique que « tous les moyens écologiques, et particulièrement agroécologiques, à la disposition de l’association pourront être utilisés, par le développement de projets locaux, l’information, la formation et la diffusion de toutes les méthodes et les expériences connues par l’association de par le monde » (voir site Danaya). A mon sens, cette association a tout compris de ce peut être l’aide aux pays en difficulté dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler « le développement durable ».

Pour être entièrement honnête, Bernard Terris est un ami, et je me félicite de le voir revenir à Forges pour nous présenter son action au sein de l’association, mais également en sa qualité de chargé de mission du réseau Sahel-Désertification, et membre du groupe de travail « désertification » accrédité auprès de la convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification. Sa conférence intitulée « la grande muraille verte, une solution pour l'Afrique ? » est prévue demain jeudi 28 mars à 20h30, salle Messidor. Mon étonnement vient du fait que cet ancien Forgeois, très impliqué au niveau international, et qui vient donc nous parler du Sahel et de la désertification aussi à Forges, ne se traduise pas par un partenariat de la commune avec le méli-mélo. Ceci est d’autant surprenant que toutes les communes de la CCPL sont partenaires, sauf Courson, et qu’elles ont contribué directement ou indirectement à l’organisation des festivités dans leur territoire.

Je n’ai pas d’explication claire à ce refus de partenariat. Je constate cependant qu’à Forges, le citoyen est très souvent vu comme un simple consommateur, à qui on propose marché de la fête des mères, de la Saint-Valentin, marché de ceci, marché de cela, mais rarement – pour ne pas dire jamais - un « marché » alimenté en nourriture intellectuelle non marchande. De plus, l'actuelle municipalité a rarement marqué une appétence pour le développement durable, particulièrement lorsque cette thématique est portée par des citoyens. En ce qui concerne le refus de partenariat, je ne peux donc que faire le lien avec l’absence d’intérêt marqué de la commune pour l’activité associative, déjà dénoncée à de multiples reprises sur ce blog, associée à une absence de plus en plus flagrante d’évènements culturels dans notre commune, depuis quatre ans. Cela rend la conférence de demain d’autant plus intéressante !


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Programme du méli-mélo

jeudi 21 décembre 2023

LA HAINE NE SAURAIT CONSTITUER UN PROGRAMME

Personne n'a pu échapper au débat récent relatif aux lois régissant l'immigration et, plus largement, le sort réservé aux étrangers (hors UE) dans notre pays. Je ne rappelle pas ici les éléments du débat, tant ceux-ci sont connus. Impossible néanmoins de ne pas constater que de nombreuses dispositions de la loi violent des principes fondamentaux de l'égalité de droit, particulièrement pour deux catégories : les étudiants et les étrangers employés en France, puisqu'ils induisent de facto une différence de traitement et de droits, mais aucunement de devoirs, ce qui aurait pu justifier cette différence. Tout ceci fait que cette loi ressemble fortement à de la discrimination institutionnalisée.

En particulier, nombre des personnes affectées par les dispositions légales à venir et qui payent des taxes, impôts et cotisations sociales se voient maintenant refuser le droit d'accès à certaines prestations que ces paiements devraient autoriser. D'une façon plus générale, difficile de ne pas voir dans ce vote, un virage vers la droite la plus extrême, celle qui prolifère sur les décombres des idéologies fondant le racisme ordinaire, à savoir la peur de l'autre et la facilité qu'il y a à le dénoncer comme responsable de tous les maux de la société (le parfait bouc-émissaire, donc). Cette « dénonciation » cible particulièrement, dans sa rhétorique, les strates de populations les plus défavorisés, économiquement et - désolé d'être aussi abrupt dans ma formulation - « intellectuellement ». C'est une façon de détourner le légitime ressenti de leur déclassement vers de pseudos coupables. Ce virage, pris main dans la main par les Républicains et par une majorité de la macronie, est inquiétant à plus d'un titre. Il est surtout déshonorant pour le mouvement présidentiel et pour le Président de la République lui-même qui déclarait pourtant que le vote d'électeurs l'ayant choisi contre la candidate de l'extrême droite l'obligeait. Il reste à espérer, pour éviter un naufrage moral, que le conseil constitutionnel censure les articles les plus répugnants de ce texte...

Un mot, avec mes anciens collègues du collectif Rogue ESR (Enseignement Supérieur et Recherche), pour m'inquiéter des conséquences sur la population étudiante. Au cours de ma carrière, j'ai encadré nombre d'étudiants étrangers : italiens, espagnols, polonais, mais aussi tunisiens, marocains, algériens, pakistanais, boliviens, brésiliens, argentins, américains, canadiens et malaisiens. Tous ont gardé de très bonnes relations avec notre système de recherche, et celles-ci nous favorisent dans le cadre de nos activités. Certains de ces étudiants sont repartis dans leur pays d'origine où ils occupent des fonctions académiques, prestigieuses parfois, et toujours en lien avec la France. D'autres sont restés dans notre pays, et sont chercheurs au CNRS, à l'INRAE, à l'INSERM, ou enseignants d'université, et pour deux ou trois d'entre eux, ils ont obtenu la nationalité française, avec un petit coup de pouce de ma part... Inutile de dire que les propositions contenues dans le nouveau texte de loi vont clairement rendre bien plus difficile la formation en France des futures (je n'aime pas trop ce terme) « élites » étrangères. On se demande quel danger pour notre pays celles-ci représentent, hors d'un danger fantasmé...

Voici en lien le texte proposé par des collègues du collectif Rogue ESR, avec lesquels je suis en total accord : 

« Mardi 19 décembre, sous l’égide de Mme la Première Ministre Elisabeth Borne et de M. Eric Ciotti, une coalition allant du MoDem au Rassemblement national a adopté un projet de loi inscrivant dans le droit français la discrimination des non-ressortissants pour l’accès aux prestations sociales — en d’autres termes, la mesure que MM. Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret popularisèrent dans les années 1980 sous le nom de « préférence nationale ». Mme Marine Le Pen n’a pas manqué de se féliciter de cette onction gouvernementale à une revendication historique de son parti. 

En nombre de voix, le soutien du Rassemblement national a joué un rôle décisif dans l’adoption du texte. Alors que la réforme des retraites avait marqué de fait l’entrée des mal-nommés Républicains dans la majorité gouvernementale sous la forme d’un soutien sans participation, la loi immigration acte aujourd’hui la formation d’une coalition liberticide et xénophobe intégrant des forces politiques exclues des majorités gouvernementales depuis 1945. 

D’aucuns feindront de se rassurer en espérant un deus ex machina sur le tapis vert, du fait du caractère « manifestement inconstitutionnel » de la loi, pour reprendre les termes mêmes du ministre de l’Intérieur, lui-même ancien contributeur à la presse de L’Action Française, fanfaronnant mardi 19 décembre à la tribune du Sénat. Effectivement, le texte adopté piétine la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946. Mais même si le Conseil constitutionnel censurait la loi, le fait que ces textes aient été sciemment bafoués suffirait amplement à justifier notre alarme. En outre, la désinvolture avec laquelle ce jugement au doigt mouillé a été prononcé devant le Sénat en dit beaucoup sur le peu de cas que le gouvernement fait des fondements d’une démocratie parlementaire. Mais il est vrai qu’hier fut aussi le jour du déclenchement du vingt-troisième article 49.3 en 18 mois : désormais l’Assemblée Nationale ne semble donc autorisée à voter la loi que lorsque les vues du gouvernement sont au diapason des votes du Rassemblement national. Autant dire que Mme Le Pen est à la fois leader de l’opposition parlementaire et co-rédactrice de l’agenda législatif du gouvernement Borne-Macron ».

Une autre paragraphe pour dire que cette situation inédite provoque plus que des tiraillements dans la majorité présidentielle. Plusieurs ministres ont annoncé leur démission, dont la ministre de l'ESR, Mme Sylvie Retailleau que je connais bien, et à qui, en anecdote, je faisais la bise alors que j'étais en activité au CNRS. Je ne comprends pas d'ailleurs sa position tant l'image que j'ai d'elle ne correspond en aucun cas aux fondamentaux contenus dans ce texte de loi... C'est aussi ce que dit, à mots cachés, le texte de Rogue ESR : « Une fois passée la comédie des déclarations de principe, une bonne partie des démissions tant annoncées se font encore attendre, y compris à cette heure celle de Mme Retailleau. Si leur dimension symbolique serait appréciable, ces démissions resteraient anecdotiques sur le plan politique tant il est illusoire d’imaginer qu’elles pourraient limiter à elles seules la radicalisation du gouvernement. Au moins sauveraient-elles l’honneur des démissionnaires.

Quelques présidences d’universités ont marqué une opposition à la loi dans un communiqué conjoint. On peut douter de sa portée effective si l’on observe la part importante des signataires ayant participé à la mise en place du dispositif cyniquement appelé « Bienvenue en France », dont les événements du 19 décembre confirment qu’il s’agissait d’une répétition générale de l’inscription de la « préférence nationale » dans la loi. 

Or, les conséquences de la loi Immigration adoptée hier sont proprement calamiteuses pour l’Enseignement Supérieur et la Recherche. Elles seront majeures pour les échanges internationaux et les partenariats avec de très nombreux pays, pour les chercheurs étrangers, et pour tous les étudiants extracommunautaires. Le versement obligatoire d’une caution, l’application impérative à toutes les universités de frais d’inscription astronomiques de 2 770€ en licence et 3 770€ en master ainsi que la suppression des APL conduiront des dizaines de milliers d’étudiantes et d’étudiants à se détourner des universités françaises, de notre pays et de notre culture, désormais perçus comme une terre d’exclusion et non plus d’accueil ». 

A mon sens, nous marchons avec ce nouveau texte, à l'envers. Il est de toutes façons illusoire de croire que ces lois vont empêcher l'immigration de personnes qui n'ont plus rien à perdre dans leur pays, soit économiquement, soit parce que celui-ci est en guerre. Il faudrait d'ailleurs se poser, la question de savoir quelle est la contribution de la France dans les situations que ces migrants rencontrent dans leur pays... Ces gens là se déplaceront de toutes façons. Le seul moyen de leur permettre de rester sur leur terre natale est de favoriser leur conditions de vie sur place. Quelques ONG et autres associations l'ont bien compris. Je mentionnerai ici le cas de Danaya, association forgeoise, qui a oeuvré et continue d'oeuvrer dans ce but, contre vents mauvais et marée brune aux relents pétainistes. La seule différence que les nouvelles lois génèrera est d'accroître les dangers qui les guettent dans leur long voyage vers l'Europe, face aux passeurs, puis leur précarité une fois en France. Il est illusoire, également, de croire que l'on pourra reconduire des irréguliers à la frontière car leur pays d'origine ne les accueillera pas ! Or ceci constitue une obligation absolue. En ce sens les fameuses OQTF (obligation de quitter le territoire français) sont une fumisterie. On se rappellera à cet égard le traitement réservé à des fonctionnaires de police français qui avaient « accompagné » une personne concernée par une OQTF dans son supposé pays d'origine et qui se sont retrouvés... en prison là-bas, suspectés de violences sur le reconduit ! Et je ne parle pas des centaines de milliers voire des millions de personnes déplacées à venir, pour des raisons climatiques, dans le cadre du changement global auquel nous avons également contribué, certes peut être moins que d'autres pays développés, mais bien plus que les pays du sud... Évidemment, lutter contre les leviers qui engendrent l'immigration est bien plus compliqué que de pondre une loi aussi honteuse soit-elle, car légiférer donne au bon peuple l'impression que nos gouvernants agissent. Reste que la haine ne saurait constituer un programme.  

 

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Dessin de Cambon pour Urtikan.net

vendredi 17 novembre 2023

Y A-T-IL UN RISQUE DE VOIR UNE ÉPIDÉMIE DE FIÈVRE HÉMORRAGIQUE EN EUROPE ?

J’ai discuté voilà peu avec un ami du risque de voir apparaitre une épidémie d’Ebola en France. Cette maladie fait visiblement peur. Dans un article de blog ancien (1), j’indiquais cependant en quoi il était peu probable de voir se développer une telle épidémie en Europe. Mais y a-t-il un risque de voir se propager d’autres maladies de type fièvres hémorragiques ?

Le terme fièvre hémorragique recouvre un ensemble de maladies diverses, la plupart étant d’origine virale. Cependant, au moins une bactérie est capable de déclencher chez l’homme une pathologie de type fièvre hémorragique. Il s’agit d’une entérobactérie très proche de la célèbre Escherichia coli, dénommée Shigella sonnei. Ces micro-organismes causent des shigelloses, caractérisées par des diarrhées sanglantes très contagieuses, et qui peuvent, dans les cas les plus graves, conduire au décès des patients atteints. L’institut Pasteur alerte sur son site (2) sur ces pathologies, d’autant plus redoutables que les souches responsables sont devenues assez fréquemment résistantes aux antibiotiques dits de première ligne (comprendre ceux prescrits de façon usuelle par votre médecin), et même à ceux de dernière génération. Elles restent en partie sensibles aux antibiotiques d’usage hospitalier, mais ceux-ci sont en général plus agressifs, devant d’ailleurs être administrés par voie intraveineuse. Le risque de voir des shigelloses hémorragiques se développer en France est limité, mais réel cependant, d’autant que la plupart des cas ont été observés « chez des voyageurs revenant d'Asie du Sud ou d'Asie du Sud-Est, ou au cours d’une épidémie survenue dans une école en 2017 », le cas initial revenant lui aussi d’un voyage en Asie du Sud-Est. Sont également concernés des hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (2). L’antibiorésistance a cependant conduit l’OMS à émettre un bulletin d’information dès mars 2022. A noter : on estime que la contamination par seulement une centaine de bactéries peut conduire à une shigellose. Enfin, les quatre espèces de Shigella les plus fréquemment rencontrées causent au total le décès de 200 000 personnes dans le monde par an, dont 65 000 enfants de moins de 5 ans (3).

En ce qui concerne les fièvres hémorragiques d’origine virale, la plupart d’entre elles émergent en Afrique, mais pas uniquement. La fièvre Ebola semble liée à la consommation de viande de brousse, c’est-à-dire d’animaux eux-mêmes contaminés par le virus Ebola. La transmission se fait ensuite d’homme à homme, sur un mode non aérien, mais liée au contact direct ou indirect avec des fluides de patients (sang, urine, selles et sueur, directement ou sur des surfaces contaminées). Non soignée, la létalité de la fièvre Ebola avoisine 50 % en moyenne. Dans la même famille de virus qu’Ebola, les Filovirideae, on trouve le virus Marburg responsable de la maladie du même nom, la fièvre hémorragique Marburg, aussi appelée maladie du singe vert. La fièvre hémorragique Marburg présente de très forte similitude avec la fièvre Ebola : même type de transmission interhumaine, et même pronostic, en cas de soins limités. Le risque d’épidémie en France est quasi inexistant, en raison de l’absence du réservoir naturel, une chauve-souris, la roussette d’Afrique. Néanmoins, compte-tenu du changement climatique en cours, il ne peut être exclu que cet hôte « remonte » plus au nord. Ceci serait alors inquiétant, dans la mesure où il n’existe pas de vaccin ni de traitement antirétroviral approuvé pour la fièvre Marburg. Même si « des anticorps monoclonaux sont en cours de développement et des antirétroviraux, comme le Remdesivir et le Favipiravir qui ont été utilisés dans le cadre d’études cliniques portant sur la maladie à virus Ebola, pourraient également être testés pour la maladie à virus Marburg » (4). En ce qui concerne l’approche vaccinale, le vaccin Mvabea développé contre le virus Ebola a été « modifié pour produire quatre protéines à partir de l’espèce Ebolavirus Zaïre et trois autres virus du même groupe (filoviridae) » (4). Il est donc possible que ce vaccin puisse conférer une immunité partielle vis-à-vis du virus Marburg, mais ceci reste à vérifier lors d’essai cliniques.

Bien connue également, est la fièvre jaune. Tous les ans, environ 200 000 cas de fièvre jaune sont recensés dans le monde, conduisant à 30 000 décès. Cette maladie virale, causée par un virus différent des deux virus évoqués plus haut, se caractérise par des symptômes de type grippal, mais qui peuvent, dans les formes graves, évoluer vers des hémorragies digestives et l’apparition d’un ictère (une jaunisse) qui donne son nom à la maladie. Il n’existe à ce jour aucun traitement curatif de la maladie. La transmission se fait par piqure de moustique, dont ceux du genre Aedes en Afrique, particulièrement en zones urbaines. « Le moustique à l’origine des épidémies urbaines est Aedes aegypti. C’est aussi le vecteur de la dengue et du virus Zika, autres arboviroses en pleine extension à travers le monde » (5). Aujourd’hui, les cas de fièvre jaune en Europe sont uniquement liés à des retours des régions contaminées. Néanmoins, le réchauffement de la planète pourrait accélérer l’implantation de moustiques capables de transmettre ces maladies dans l’hémisphère nord, où l’expansion est déjà favorisée par les échanges commerciaux liés à la mondialisation (5). Dans ce sombre tableau, une bonne nouvelle : un vaccin existe et il est très efficace, conférant en une injection une immunité à vie, avec très eu d’effet secondaires. Tous les voyageurs qui se rendent dans certaines régions d’Afrique doivent d’ailleurs présenter une vaccination à jour. A ce stade, il est donc peu probable que la fièvre jaune constitue une menace sérieuse pour l’Europe, mais une surveillance reste nécessaire.

Dernier dossier, le plus inquiétant à vrai dire, celui de la fièvre hémorragique dite Crimée-Congo (FHCG). Cette maladie est provoquée par un virus de la famille des Bunyaviridaea, différent encore ce ceux évoqués plus haut, et transmis par des tiques. Il provoque des fièvres hémorragiques graves, dont le taux de létalité oscille entre 10 et 40%. En termes de traitement curatif, les options disponibles sont des traitements de soutien à visée générale. Un antiviral, la ribavirine, prescrite pour le traitement des hépatites B et C, a cependant été utilisée avec des bons résultats par voie orale ou intraveineuse (6). La vaccination n’est elle pas encore au point, en raison, en grande partie, de l’absence pendant de nombreuses années d’un système modèle animal permettant de développer ce vaccin. Plusieurs essais sont en cours, avec des vaccins conventionnels, ou à ADN ou à ARN, ces deux derniers semblant donner des résultats très prometteurs, avec une protection de 100% après deux injections (7). Le risque de voir apparaitre une épidémie de FHCG est résumé par la phrase : « la transmission se fait par des tiques, mais aussi par contact avec les fluides d’animaux d’élevage eux-mêmes contaminés ». Les tiques vectrices appartiennent au genre Hyalomma, présentes dans le Sud de la France depuis plusieurs années. Là aussi, en lien avec le changement climatique et les échanges commerciaux, ces tiques remontent au nord, certaines ayant maintenant été détectées aux Pays-Bas. Il est important de noter qu’à ce stade, aucun cas de FHCG n’a été détecté en France ni chez nos voisins et amis bataves, mais des cas l’ont été en Espagne et dans la régions des Balkans. En lien, l’ANSES appelle à une vigilance accrue en France (8).

Ce billet ne fait qu’un tour d’horizon rapide et limité des fièvres hémorragiques. Je n’ai ainsi pas cité nombre d’entre elles, telle la fièvre de Lassa, endémique en Afrique de l’Ouest et transmise par le rat, les fièvres d’Argentine, de Bolivie, du Brésil ou du Venezuela, transmises par d’autres rongeurs, etc. Toutes sont caractéristiques des régions tropicales ou équatoriales, mais on aurait tort de croire que seules ces régions sont affectées, comme on le voit avec la FHCC. On notera dans ce billet de blog, en filigrane, le rôle majeur que joue et continuera de jouer le changement climatique mais aussi la mondialisation des échanges dans l’émergence de ces pathologies dans des régions pour le moment épargnées. Il s’agit sans doute là d’un nouvel avatar des externalités négatives d’une économie qui depuis l’après-guerre privilégie la course au profit, sans réflexion sur ses impacts en termes sociaux sans doute, mais également environnementaux et sanitaires.


Références :

1. Il n’y aura probablement pas d’épidémie d’Ebola en France. Ce blog.
Consultable en ligne :
https://dessaux.blogspot.com/2021/08/il-ny-aura-probablement-pas-depidemie.html

2. Émergence en France d’une souche de Shigella sonnei hautement résistante aux antibiotiques. Communiqué de presse de l’Institut Pasteur. Janvier 2023.
Consultable en ligne :
https://www.pasteur.fr/fr/espace-presse/documents-presse/emergence-france-souche-shigella-sonnei-hautement-resistante-aux-antibiotiques

3. Les shigelloses. Institut Pasteur.
Consultable en ligne :
https://www.pasteur.fr/fr/centre-medical/fiches-maladies/shigellose

4. Maladie à virus Marburg. Centre des médias de l’OMS. Aout 2021.
Consultable en ligne :
https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/marburg-virus-disease

5. La fièvre jaune. Institut Pasteur.
Consultable en ligne :
https://www.pasteur.fr/fr/centre-medical/fiches-maladies/fievre-jaune

6. Fièvre hémorragique de Crimée-Congo. Dossier OMS. Juin 2022.
Consultable en ligne :
https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/crimean-congo-haemorrhagic-fever

7. Un article de revue en anglais a été publié cet été :
Aykut Ozdarendeli. Crimean–Congo Hemorrhagic Fever Virus: Progress in Vaccine Development. Diagnostics (Basel). Aout 2023. doi: 10.3390/diagnostics13162708
Consultable en ligne :
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC10453274

8. Fièvre hémorragique de Crimée-Congo : une émergence en France est possible. Expertise ANSES. Juin 2023.
Consultable en ligne :
https://www.anses.fr/fr/content/fievre-hemorragique-crimee-congo-une-emergence-en-france-possible



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Virus Ebola.
Photo de Cynthia Goldsmith
Licence Creative Commons



jeudi 10 août 2023

QUAND LE GOUVERNEMENT VEUT FAIRE LES POCHES DE SES OPÉRATEURS...


En plein milieu de l’été, fin juillet, le gouvernement par la voix de son ministre des finances, annonce vouloir « récupérer la moitié des trésoreries abondantes » des opérateurs de l'État. Ces opérateurs sont nombreux : on y trouve les agences de l’eau, pôle emploi, Météo France, et plusieurs agences de recherche telles que l’INSERM, le CEA, les universités, ou le CNRS. La présentation qu’en font certains médias est par ailleurs erronée, suggérant que ces opérateurs dégagent des bénéfices et qu'il est donc, quelque part, légitime que ces bénéfices retournent en partie à l’état. Sauf que…

Sauf que considérer que les universités, l’INSERM ou le CNRS sont ultra-riches et l’on peut donc aller leur « faire les poches », est une galéjade. Je ne parle, à partir de ce point, que du CNRS que je connais bien, puisque cette bonne maison m’a rémunéré pendant presque 40 ans. Également, je voudrais tout de suite tordre le coup aux rumeurs propagées à tour de bras par certains sur les réseaux dits sociaux, et qui m’ont été rapportées pour justifier ces coupes budgétaires. Les chercheurs ne travailleraient pas et bénéficient d’une totale impunité. C’est évidemment faux. Pendant plusieurs années, le CNRS a été l’un des deux premiers opérateurs de recherche au niveau mondial par le volume de ses publications au classement international Scimago. On pourrait objecter que peut-être que sur le volume, vu les effectifs, c’est peu significatif. Or, le CNRS est classé entre les première et quatrième places, selon les années, au classement international de la prestigieuse revue scientifique « Nature » qui inclut également la qualité de la publication. De même, le CNRS se classe depuis plus de 10 ans, tous les ans, dans les 5 à 10 premiers déposants de brevets en France… J’ajoute que le CNRS contribue au rayonnement de la France à l’international par le biais de partenariats scientifiques, sous l’égide l’Union Européenne, ou établis directement entre instituts. J’avais pour ma part pas mal œuvré avec des laboratoires de l’Université d’Illinois à Urbana-Champaign, et mis en place un partenariat avec l’Université de Malaisie à Kuala Lumpur, largement soutenu par les instances diplomatiques…

Revenons sur au sujet premier. Le CNRS dégagerait des bénéfices, et l’État aurait donc toute légitimité à les ponctionner. Pour démonter cette assertion, il faut rentrer un peu dans les éléments budgétaires. Le budget annuel du CNRS est de l’ordre de 4 milliards d’euros, réparti comme suit (grossièrement) : 1 milliard de ressources propres, et 3 milliards de dotation d’Etat, dont la plus grande part, autour de 85%, sert au payement des salaires des quelques 30/33 000 personnes qui constituent la maison. Reste donc environ 15%, soit un peu moins de 500 millions d’euros pour « faire de la recherche », c’est à dire assurer le paiement des fluides des laboratoires, les achats de petits et gros matériel, de consommables, etc. Un rapide calcul, exact mathématiquement mais faux dans la réalité, montre que chaque chercheur, ingénieur ou technicien dispose de 500 millions divisés par 33 000 pour financer son activité annuelle. Cela fait donc 15 000 euros ! Or ces 15 000 euros partent en général en grande partie dans les financements de type infrastructure (y compris dans la rénovation de bâtiments), dans les grands équipements, dans les fluides, etc. Il reste donc peu au quotidien ! Ainsi, sur les 5 dernières années de mon parcours, la dotation annuelle par chercheur (dénommée dans notre jargon « points chercheur » ou « dotation de base ») reçue dans les différents laboratoires que je fréquentais s’établissait dans la réalité entre 1 000 et 2 500 euros par an et par chercheur… Bref une misère. En gros, une fois un ordinateur acheté, il ne restait plus grand-chose pour travailler. Quand on sait que le prix des kits de type PCR (pour parler d’une méthode dont maintenant le grand public connait l’existence) se monte (ordre de grandeur) à 400 euros pour 20 réactions, et qu’il n’est pas rare que nous réalisions un millier de PCR par an, on comprend que la dotation dite de base soit totalement insuffisante pour rester compétitif. Pour cette raison, les équipes de recherches soumettent, qui a tel ministère, qui à telle agence, qui à l’Union Européenne, des projets de recherches, financés après évaluation. Pour information, le taux de rejet s’établit entre 75 et 90% ! En général un projet dure de 2 à 5 ans. Je ne discuterai pas du processus d’évaluation qui mériterait à lui seul des pages entières de remarques, pour indiquer seulement qu’une équipe de biologie comme celles dans lesquelles j’ai travaillé ou que j’ai dirigées (une douzaine de personnes) doit disposer, pour bien fonctionner, de presque 100 000 à 250 000 euros de financement annuel complémentaire.

Ces financements cumulés constituent, avec d’autres revenus propres au CNRS, ses fonds propres. Il nous est demandé de fournir un calendrier prévisionnel des dépenses, toujours difficile à établir compte tenu des incertitudes inhérentes à l'activité de recherche. Il arrive donc qu’à la fin de l’année comptable, toutes les sommes prévues d’être dépensées, ne le soient pas. Cette masse est donc reportée sur l’année suivante, comme le font ou presque les communes ou les établissements de coopération intercommunale d’ailleurs, mais elle apparait en globalisé dans le budget du CNRS. Il est également possible de demander aux instances qui ont financé un projet, une extension à coût zéro sur une année supplémentaire. Dans ce cas, le projet est prolongé d’un an, mais sans aucun financement. Là aussi, on assiste donc à un report des sommes prévues d’être dépensées en année N sur l’année suivante N+1, et là aussi, ces sommes étant globalisés, on peut avoir l’impression que le CNRS fait des bénéfices… Néanmoins, ces budgets étant affectés à une opération de recherche (le projet), elles ne sont pas susceptibles d’être récupérées par Bercy ; ce serait illégal. En revanche, lorsque ces sommes proviennent de la dotation de base, pour des raisons X ou Y, comme par exemple une année favorable au plan des contrats de recherche, elles peuvent alors être récupérées par l’Etat. Pourtant le fait de ne pas les dépenser obligatoirement en année N prend tout son sens, puisque le labo dispose des ressources affectées qui suffisent cette année à son fonctionnement. Tout se passe comme si le propos du ministre des finances proposant de ponctionner cette ressource était une incitation à dépenser coute que coute, même en achetant des matériels non nécessaires. Je rassure le lecteur, nous avons trouvé une parade à cette absurdité, que je ne développerai pas ici… Enfin, d’autres phénomènes sont à prendre en compte dans cette histoire. Le premier porte sur les annulations d’achats. Quand on passe une commande, les sommes correspondantes sont alors dites engagées, mais non dépensées. Elles ne le seront qu’à réception de la facture et à sa mise en paiement. On a donc trois colonnes dans le budget d'un laboratoire : le disponible (budget disponible en début d’année ou restant en cours d’année), l’engagé (par définition, non disponible, mais pas encore dépensé), et le dépensé (le disparu en quelque sorte). Il se trouve que certaines des commandes passées sont parfois annulées, par exemple pour l’indisponibilité du matériel. Cela a été assez fréquent lors de la pandémie de COViD19. Dans ce cas, l’engagé ré-abonde le disponible… Quand ces annulations ont lieu en fin d’année, par exemple en novembre, le disponible regonfle, donnant l’impression que le labo n’a pas eu besoin de cette somme. Pourtant, il en aura besoin en tout début d’année après le mois de blocage financier permettant la clôture du budget et la prise de connaissance de l’estimation du budget de l’année suivante. Là aussi, ces sommes peuvent être importantes : j’ai eu l’exemple dans mon équipe d’une commande d’un montant approximatif de 10 000 euros annulée en octobre et que nous avons pu repasser seulement dès le budget de l’année suivante disponible… C’est typiquement ce que Bercy veut « piquer » aux laboratoires. La deuxième source de ressources propres provient de ce que l’on appelle les « queues de contrat ». Lorsque les projet de recherche se termine, il reste en général un peu de l’argent reçu des agences à dépenser. S’il ne l’est pas, l’opérateur CNRS bascule cette somme affectée à un projet, en somme non affectée, donc en ressource propres pour l’équipe. Souvent, l’équipe se sert de ce reste pour poursuivre les projets, car il est rare que ceux-ci s’arrêtent automatiquement après la fin administrative du financement, surtout si des résultats prometteurs arrivent ! Néanmoins, cette ressource n’étant plus affectée, puisque le projet n’existe plus légalement, elle est susceptible d’être prélevée par Bercy…

J’ai été un peu long, mais il me semblait nécessaire de bien expliquer pourquoi l’idée de repiquer aux opérateur de recherches est mauvaise. Ce que je décris en effet pour le CNRS vaut sans aucun doute aussi pour l’INSERM et pour les universités. En fait, ces opérateurs sont victimes d’une vision ministérielle erronée. On ne peut pas parler de bénéfices, mais simplement d’excédents conjoncturels de trésorerie, excédents nécessaires de toutes façons au monde de la recherche l’année suivant leur occurrence. Ces opérateurs de recherche sont ainsi victimes de la méconnaissance crasse de leur monde chez nos politiques, dont aucun (ou presque) ne sort de formation par la recherche. Enfin, cette idée de « piquer dans la poche des opérateurs » est quand même emblématique du gouvernement actuel, qui a supprimé nombre de ressources budgétaires disponibles, qui affaiblit tout le secteur public, de l’école à l’hôpital, tout en multipliant les cadeaux fiscaux au monde des entreprises. Ainsi, en 2019, quelques 157 milliards d'euros d’aide au secteur privé auraient été distribués. C’est grosso modo plus de deux fois le budget de l'éducation nationale, et c’est 6 fois le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui se monte à environ 25 milliards d’euros… Tout cela pour entendre le ministre des finances parler de récupérer un petit milliard et demi, et fragiliser encore plus la recherche publique française. C’est du grand n’importe quoi ! 



Crédit illustration :

Ministère des Finances. Page Wikipédia.
Photo d’Arthur Weidmann (travail personnel)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Minist%C3%A8re_de_l%27%C3%89conomie_et_des_Finances_%28France%29#/media/Fichier:Minist%C3%A8re_de_l'%C3%89conomie_et_des_Finances_Mars_2022.jpg