dimanche 21 juillet 2024

PLONGÉE DANS LA FACHOSPHÈRE 2.0


Comme je l'indiquais dans un précédent article, l'émergence du Rassemblement National (RN) n'a pas commencé lors de la dernière élection européenne, ni même lors de l'élection présidentielle de 2022. Nous sommes confrontés là à un processus de long terme, alimenté de façon extrêmement efficace par les réseaux dits-sociaux, où pullulent robots rédactionnels (ou bots) et petites mains chargées d'alimenter la haine de « l'autre » (les trolls). Celui-ci y est alors facilement désigné aux populations défavorisées et déclassées comme seuls responsables de leurs malheurs, dans une stratégie du bouc-émissaire éprouvée. Reste au RN à en ramasser les bénéfices !

Tout cela est fortement lié au développement de liens internet, via les réseaux sociaux, où l'on retrouve ce qu'il est convenu d'appeler de façon très générique « la fachosphère 2.0 ». Selon mon ancien collègue du CNRS, M. David Chavalarias, directeur de recherche au Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales (CAMS, EHESS), et directeur de l’Institut des Systèmes Complexes de Paris Ile-de-France (ISC-PIF, CNRS), cette fachosphère est largement soutenue par une puissance étrangère, la Russie pour ne pas la nommer. Ses travaux, très étayés, méritent d'être connus. En ce sens, je reprends à son incitation une de ses récentes publications en ligne, que l'on peut retrouver sur son blog (1). Comme à mon habitude, ses propos, dont je publie des extraits, sont en italiques, mes commentaires en caractères droits.

Son article commence donc par une citation de M. Dimitri Medvedev, Vice-président du Conseil de sécurité de Russie, extraite de sa chaine Telegram, en date de Février 2024 : « Notre tâche consiste à soutenir ces hommes politiques et leurs partis [note : c'est à dire les partis anti-système] en Occident de toutes les manières possibles, en les aidant apertum et secretum à obtenir des résultats décents lors des élections. Certains d’entre eux passeront du statut d’opposants non systémiques à celui de nouveaux membres de l’establishment politique. Et leur accession à la gouvernance de l’État pourrait radicalement améliorer le paysage politique dans le monde occidental ». 

En France, le parti anti-système le plus compatible avec les ambitions géopolitiques de Vladimir Poutine est le Rassemblement national, dont certains cadres lui ont maintes fois exprimé leur sympathie. Entre autres, le président du Rassemblement national Jordan Bardella s’est prononcé le 24 juin 2024 contre « l’envoi de missiles longue portée ou de matériel militaire » en Ukraine. Il a également rappelé son opposition à l’envoi de troupes françaises sur le terrain dans ce conflit. De manière générale, une analyse structurelle de l’espace politique français tel qu’il est reflété par les prises de paroles et interactions sur X/feu-Twitter montre clairement qu’il y a un positionnement quasi dichotomique en France entre les partis de gouvernement qui sont fermement opposés à la guerre du Kremlin contre l’Ukraine, et feraient tous les efforts possibles pour empêcher Vladimir Poutine de la remporter, et l’extrême-droite (RN & Patriotes) qui a une attitude plus complaisante envers son régime et ses actions.

Le problème de Poutine est simple : comment faire perdre les élections aux partis politiques opposées à sa domination ? [...] Contrairement aux États-Unis, qui ont par le passé interféré dans des élections de pays démocratiques en accompagnant des putchs violents, la stratégie géopolitique du Kremlin, héritée de l’ère soviétique, est la plupart du temps indirecte et à long terme. Le KGB avait son proverbe de prédilection : « la goutte d’eau creuse la pierre, non par force, mais en tombant souvent ». Vladimir Poutine, qui s’est arrangé pour régner quasiment à vie, a le temps. Il pratique une subversion des démocraties occidentales qui s’étire dans le temps dans le but de déstructurer leurs sociétés de manière systémique et globale.

Au long cours et de faible intensité, elle consiste en une modification globale de l’espace informationnel qui va de campagnes sur les réseaux sociaux à la création de faux sites d’information, en passant par l’utilisation des régies publicitaires des grands réseaux sociaux permettant le ciblage de populations. [...] Cette stratégie sur le long terme est couplée avec des actions à court terme et opportunistes qui exploitent l’actualité, telles que le piratage d’infrastructures ou des actes de vandalisme sur le territoire (par exemple les tags des Étoiles de David, les tags de mains rouges sur le Mémorial de la Shoah ou l’incendie d’infrastructures). Combinées, ces « mesures actives » qui agissent sur l’espace médiatique et les circuits de circulation d’information, instaurent un climat antisystème. En effet, elles insèrent des « virus médiatiques » dans la vie publique « capables de s’auto-entretenir et s’auto-reproduire », le but étant de « modifier la conscience collective, en particulier dans certains groupes ». Elles amène un pays, « mine de rien », à un point de bascule propice aux alternances de régime politique et de formes institutionnelles [...].

Si le Rassemblement national correspond au portrait robot de ces partis anti-systèmes que Medvedev et le Kremlin ont annoncé vouloir soutenir, il y reste un problème de taille : le front républicain. Cette tradition française, qui amène les adversaires politiques à préférer un mandat bancal plutôt qu’à 30 ans de régime autoritaire, a permis de faire barrage contre le Rassemblement National à chaque fois qu’il fut en position de remporter une élection à portée nationale. Le front républicain est la porte de secours de la démocratie, il faut donc, pour le Kremlin, la condamner. 

En ligne avec ce qui précède, et pour donner raison à M. David Chavalarias, on notera que cette condamnation du front républicain émane principalement du RN... Par ailleurs les liens entre RN, sites complotistes ou fachosphère 2.0 ont bien été analysés par cet auteur, lui permettant de générer une cartographie numérique des liens qui unissent les différents comptes présents sur les réseaux sociaux. En illustration de ce billet, on trouvera une analyse de proximité de ces comptes qui permet « de les regrouper par courants idéologiques [...]. Le Nouveau front populaire, dont la communauté s’est considérablement renforcée au fil des jours, apparait comme déconnectée du super-bloc « d’en face », composé de Renaissance et du bloc des extrêmes-droites. Cette configuration suggère qu’un éventuel partage de l’espace en deux camps lors d’un second tour séparerait les deux partis de gouvernement plutôt que de les unir contre l’extrême-droite. Cela présage également de triangulaires compliquées. Il est à remarquer que la communauté Les Républicains, supposée se démarquer des autres, a complètement disparu en tant que communauté autonome dans ce paysage. Carte calculée sur la période du 10 au 27 Juin 2024 ; 3 500 comptes analysés (seuls les liens représentant 5 retweets ou plus sont affichés - Source de données CNRS/ISC-PIF : collecte des timelines publiques des personnalités politiques ayant un compte sur X).

Or, [...] pour briser le front républicain, il faut trouver des enjeux sociétaux bi-polarisés tels que leur ligne de fracture traverse l’électorat des partis de gouvernement ainsi que les positionnements politiques de leurs leaders. Dès lors, il convient de se demander quels seraient les thèmes de débats les plus favorables au Kremlin ? En utilisant la même base de données que celle mentionnée ci-dessus, le collègue du CNRS démontre que les prises de positions sur la guerre en Ukraine permettent de distinguer les positions, d'un côté des partis d’extrême-droite (RN, Reconquête, et les Patriotes), de celles, de l'autre, des partis de gouvernement y compris ceux constituant le Nouveau Front Populaire (NFP). Le même type d'étude, menée sur la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, montre cette fois que « la ligne de fracture de l’opinion autour de la guerre à Gaza sépare les partis de gauche et les partis de droite et d’extrême-droite, ouvrant ainsi une brèche entre les partis de gouvernement » (Cf. figure ci-dessous).  Autour de la question de l’antisémitisme, la ligne de fracture « divise un ensemble de comptes qui font le pont entre Renaissance et le bloc d’extrême-droite, qui s’inquiètent sur la montée de l’antisémitisme et accuse LFI d’antisémitisme, et de l’autre côté LFI qui s’en défend ». Sur la question de l'islamo-gauchisme, il ressort de l'étude que ce narratif a été « développé majoritairement par le bloc d’extrême-droite avec quelques relais sur la passerelle Renaissance-Extrême-droite, ce qui fait réagir LFI ». Enfin, la question du réchauffement climatique, pourtant largement absente des débats lors des européennes comme des législatives, ont été « abordées essentiellement par EELV et dans une moindre mesure par LFI ».

 

Ci-dessus, analyse effectuée sur le même ensemble de comptes X que celui étudié plus haut, présenté sur la figure d'illustration en tête de page. Cette nouvelle figure montre « les contiguïtés de positionnement des leaders et militants politiques » sur le thème de ma guerre à Gaza, et révèle la fracture gauche - droite des partis de gouvernement. Les comptes y sont placés exactement de la même manière que sur la figure d'illustration en tête d'article, mais seuls les liens reflétant les échanges relevant de la problématique visée sont affichés.

 

De ce qui précède, on remarque qu'un thème « ressort de manière saillante parmi ces thèmes actualité : la guerre à Gaza. Voici le principal pied de biche inséré entre les électeurs des partis de gouvernement qu’active le Kremlin pour les rendre irréconciliables et faire voler en éclat le front républicain. Il est couplé évidemment avec ses corollaires que sont la montée de l’antisémitisme et des attitudes hostiles envers l’islam. Ces corollaires suivent les mêmes lignes de fractures.

Il est important de comprendre que ce conflit au Proche-Orient se révèle être le cadre idéal pour combiner des actions de subversion à long terme de modification de la perception de groupes sociaux, et des actions opportunistes à court terme qui jouent sur l’émotion et le pathos. [...] Sur le long terme, le Kremlin a favorisé l’introduction dans le débat public du concept « islamo-gauchisme », avant que sa popularité n’explose du fait de sa reprise par une Ministre de la République en 2021. Selon toute vraisemblance, les comptes sur X les plus actifs avant cette explosion n’étaient autres que des trolls du Kremlin. C’est un exemple de « virus cognitif », inventé par l’extrême-droite, dont le Kremlin augmente la viralité de manière active. Il amène aujourd’hui une partie de la population à penser que certains groupes politiques conspirent contre la République en s’alliant à des ennemis étrangers, ici l’islam radical. Ces groupes sont de fait infréquentables.

Sur le court terme, cette perception est renforcée par plusieurs actions. Il y a des actions sur le territoire réel, telles que celles évoquées plus haut, qui amplifient dans l’opinion publique la perception de la montée de l’antisémitisme ou du racisme, de manière très concrète. A cela s’ajoute des actions sur les territoires numériques comme par exemple la création de faux comptes tel que @ChtiAudacieux créé en Février 2024 sous le nom de « MuslimChti » qui se positionne en islamiste radical et provoque les communautés d’extrême-droite. Nous trouvons encore des comptes ou sites d’information qui visent à radicaliser certaines communautés. Ainsi, le cinquième compte le plus relayé de cette campagne post-dissolution sur X (entre le 10 et le 27 juin) est un compte anonyme, @FRN7, qui a ouvert plusieurs comptes du même nom au printemps 2020 sur Instagram (compte suspendu), Odysée et Facebook. Resté inactif pendant deux ans sur ces deux dernières plateformes, son historique est typique d’un compte opéré par le Kremlin, ou du moins sous l’emprise de sa propagande. Toutes les théories du complot et les bêtes noires du Kremlin y sont mises en scène, dans des vidéos soigneusement éditées. Dans nos cartes Twitter Politoscope de 2020 et 2021, @FRN se situe dans la communauté anti-système, proche de l’extrême-droite, qui s’est formée pendant la pandémie sous la houlette de personnalités pro-russes comme Florian Philippot (ex. n°2 du RN), François Asselineau ou Nicolas Dupont-Aignan.

Mais depuis mai 2024, @FRN s’est déplacé dans l’espace informationnel pour intégrer la communauté LFI via des comptes intermédiaires, probablement faux eux aussi. Il s’est arrangé pour créer de nouvelles connexions de manière à y diffuser ses contenus, soit par re-tweets actifs, soit via la recommandation algorithmique (ex: X/Twitter vous recommande « @Y à aimé …» parce qu’il croit que @Y partage vos goûts). Le type de contenus que diffuse en continu @FRN pendant ces législatives de 2024 est extrêmement anxiogène et donc très adapté à cette stratégie [...]. Il s’agit exclusivement d’images et de vidéos des massacres perpétués par le gouvernement de Netanyahou à Gaza et de la crise humanitaire qui en découle. 

Or cette guerre à Gaza est une véritable aubaine pour le président russe. [...] Voilà en effet, le couple de forces du moment et la fenêtre d’opportunité pour Vladimir Poutine qui cristallise des efforts de longue haleine. D’un côté le Kremlin s’efforce d’amplifier la perception des horreurs de la guerre à Gaza auprès de la communauté LFI afin qu’elle impose le cadre du conflit israélo-palestinien aux européennes et aux législatives, avec ses corollaires sur la montée de l’antisémitisme, du racisme et d’attitudes hostiles envers l’islam. Cela favorise sa radicalisation et, en conséquence, la polarisation politique entre extrême-gauche et extrême-droite. De l’autre, les communautés juives traumatisées par le 7 Octobre, et la droite, sont matraquées depuis des années par des narratifs tel que celui de l’islamo-gauchisme [...].

Le fait que le Kremlin amplifie les divisions dans les sociétés occidentales ne veut pas non plus dire qu’il est la source de tous les maux de la Nation. Bien au contraire, ses opérations ne fonctionnent jamais aussi bien que lorsqu’elles peuvent s’appuyer sur d’authentiques dysfonctionnements. Mais elles auront pour résultats d’éliminer certaines voies de résolution des problèmes pour orienter les électeurs vers une alternance plus autoritaire qui convient le mieux aux intérêts du Kremlin.

Ne faisons pas la même erreur que de nombreux autres pays en sous-estimant la capacité de nuisance de M. Vladimir Poutine. Beaucoup de contre-feux ont été allumés par l’extrême-droite française, et probablement par des trolls du Kremlin, qui soit minimisent son impact, soit tentent d’influencer les votes en prônant de ne pas tenir compte des nombreuses alertes en provenance du milieu académique ou des services de renseignement. L’alignement des intérêts du Kremlin avec ceux des extrêmes-droites occidentales est un fait incontestable affirmé de la bouche même des représentants de M. Vladimir Poutine.

Si la feuille de route de la subversion a été correctement suivie, la majorité de la population pourrait être à ce point désorientée qu’elle en viendrait, lors de ces élections ou des suivantes, à réclamer des dirigeants « forts », qui « savent comment parler aux Russes », et les élire. Cela s’est produit par exemple en 2024 en Slovaquie, avec l’élection d’un Président prorusse suite à une intense campagne de désinformation en ligne du Kremlin, les législatives de 2023 ayant préalablement donné la majorité à un parti d’extrême-droite prorusse.

Rappelons-nous les mots de l’ex-agent du KGB Tomas Schuman : la plupart des actions de subversion sont manifestes et facilement identifiables. Le seul problème est qu’elles sont « étirées dans le temps ». En d’autres termes, « le processus de subversion est un processus à si long terme qu’un individu moyen, en raison de la courte durée de sa mémoire historique, est incapable de le percevoir comme un effort cohérent et délibéré ». De là l’intérêt des macroscopes développés au CNRS, c’est-à-dire des outils mathématiques et informatiques qui permettent d’observer à grande échelle et sur de longues périodes les processus d’évolution et de déstructuration des sociétés, un peu comme le visionnage en accéléré du développement d’une liane pour comprendre comment elle s’accroche à son arbre.

Ainsi outillés, nous pourrons peut-être mieux prendre conscience des stratégies de subversion qui peuvent, sur une partie de la société et par effet domino, mener à terme à une décohésion sociale globale. Cette prise de conscience est le premier pas vers une résolution des conflits qui minent la société française.

 

Référence et crédit illustration :

1.David Chavalarias. 23h59 à l’horloge de Poutine. Son site. Juin 2024.
Consultable en ligne :
https://hackmd.iscpif.fr/s/HJQny14PA#

Son site : https://iscpif.fr/chavalarias/ 


 

mardi 9 juillet 2024

DIRE LE VRAI NE SUFFIT PAS, IL FAUT DIRE LE JUSTE

Ce billet reprend en quasi totalité un article de blog publié par mes collègues du collectif Rogue ESR (Enseignement Supérieur et Recherche). Il analyse les causes qui ont conduit, aux yeux de ce collectif, à la situation que nous connaissons, suite à la dissolution de l'Assemblée par M. le Président de la République. Le Rassemblement National (RN), dernier avatar du Front National (FN), n'est pas arrivé à la place qu'il occupe ex-nihilo. En réalité, les Européennes et les Législatives ont uniquement joué un rôle de catalyseur, de révélateur. Au delà de cette analyse, et mes collègues de Rogue ES font en grande partie l'impasse là dessus, il reste à évaluer les possibilités réelles qu'offre la nouvelle composition de l'Assemblée Nationale en termes de gouvernement. J'y reviendrai brièvement à la fin de cet article. Comme à mon habitude, la citation du collectif est en italiques, mes commentaires et ajouts en caractères droits.

« Passé le soulagement d’un soir, ne subsiste que l’immensité de la tâche à accomplir pour transformer quelques mois de sursis en une bifurcation historique qui éloigne durablement le spectre d’un gouvernement d’extrême-droite et rouvre l’horizon d’une aube démocrate.

Il me semble important ici de citer, comme le font les collègues de Rogue, Albert Camus qui disait dans l'Homme révolté : « Le fascisme, c’est le mépris. Inversement, toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme ».

Les travaux de sociologie politique montrent que le vote national-identitaire procède de la conjonction de plusieurs mécanismes : le racisme et sa politisation par la « préférence nationale » et le droit du sang ; la hantise du déclassement, conséquence directe de l’extension du marché et de la mise en concurrence à l’intégralité de la vie sociale ; la rhétorique dévoyées des « privilégiés » qui oppose un peuple autochtone désireux de vivre correctement du fruit de son labeur d’un côté aux élites intellectuelles et économiques et de l’autre aux « immigrés » et aux « assistés » supposés détourner à leur profit ce qui reste d’État providence ; le désir de préserver un mode de vie ou un « entre-soi ». Cette conjonction est favorisée par la reprise des thèmes et des éléments de langage de l’extrême-droite par une large partie de la classe politique, et par la sphère médiatique, notamment par des groupes possédés par des entrepreneurs politiques ; cette reprise, enfin, est elle-même facilitée par le soutien des franges libertariennes et néo-conservatrices des milieux d’affaire. Derrière l’émergence d’une extrême-droite hybride entre néolibéralisme autoritaire et suprémacisme national-identitaire dans l’ensemble des pays occidentaux, il y a de fait l’érosion tendancielle de la croissance et, en même temps, l’accroissement aux forceps du taux de profit : « France now has […] an unusually dominant billionaire class whose total wealth is equal to 22 per cent of GDP, ahead of even the US » (1 ; pour ceux qui ne pratiquent pas l'anglais, la traduction est « La France compte désormais […] une classe de milliardaires inhabituellement dominante dont la richesse totale est égale à 22 pour cent du PIB, devant même les États-Unis »).

La minorité présidentielle porte ainsi une responsabilité écrasante dans la transition du FN/RN de 7 députés en 2021 à 143 aujourd’hui. Le pouvoir sortant s’est engagé dans une dérive illibérale interminable, au point d’avoir, le premier, noué une « coalition de projet » avec Mme Le Pen, en décembre dernier, pour faire adopter sa loi sur l’asile et l’immigration ; l’artisan de cet accord s’appelait… M. Ciotti. L’exigence de l’heure est donc de congédier « tous ces hommes qui passent si facilement d’un bord à l’autre quand il n’y a à enjamber que de la honte » (V. Hugo) et leur monde fait d’arrangements sordides, de concessions à la xénophobie et de démagogie médiatique. Les rapports de force dans le futur hémicycle mettront du temps à devenir lisibles. Une chose est sûre, toutefois : le Parlement ne suffira pas à la tâche, et la société civile — associations, organisations non gouvernementales, syndicats, collectifs — doit prendre une part active à l’institution d’une démocratie propre à juguler la polycrise qui lamine nos existences. La Ve République est morte honteusement, au détour d’une manœuvre tactique du prétendu « maître des horloges ». Rendre un avenir à notre société impose d’en passer par un nouveau moment constituant et, sauf en pensée magique, la Constituante n’émergera pas spontanément d’un parlement ingouvernable issu de la décomposition d’un régime césariste.

Cette intervention directe de la société civile n’est donc pas une simple conséquence de l’impasse arithmétique d’une Assemblée divisée en trois blocs d’importance analogue. Elle vient de plus loin, de la faillite même de la monarchie élective sur laquelle se fondait la Ve République. Chaque élection abîme un peu plus notre société. L’abandon de toute forme d’attachement à la vérité par les prétendants au pouvoir conduit à ce que candidats et électeurs s’entre-déchirent, dans un spectacle navrant que la raison pousse à fuir. Les élections ne sont plus un moment d’expression et de résolution des contradictions qui habitent notre société, mais un moment de surdité et d’intensification de ces contradictions, dont la majorité des citoyens sort plus frustrée et inquiète qu’elle n’y est entrée. Une élection qui se joue sur les plateaux de MM. Drahi et Bolloré ne saurait offrir la délibération démocratique nécessaire à sortir de la société de l’insignifiance et à nous bâtir un avenir commun. La démocratie ne sera réinstituée que si la société civile organisée s’attèle à ce travail.

Les fronts sont multiples. Il y a urgence à défasciser la sphère médiatique, en s’inspirant des ordonnances de 1944 conçues par le Conseil national de la résistance (CNR) et en commençant par le renouvellement des fréquences TNT par l’Arcom. Place de la République, hier soir, dans la douceur de ce bref soulagement, des slogans chantés par la jeunesse le disaient déjà : «
Casse-toi Hanouna », « Bolloré la TNT c’est pas à toi ».

Il y a urgence aussi à ce que les organisations du mouvement démocratique, écologique et social interpellent les élus de centre-gauche pour empêcher la poursuite de la destruction de la société.


[...] Quelles contributions concrètes pouvons-nous apporter à cet effort ? Il est au moins un thème politique se situant au point d’articulation de la crise démocratique, sociale, économique et écologique : l’aménagement du territoire. Le prendre à bras-le-corps nécessite de tourner la page du bonapartisme et mettre à bas le mythe des métropoles intelligentes en concurrence avec les villes-mondes des autres pays de l’OCDE, qui contribue directement à offrir à l’extrême-droite les territoires relégués au rang d’arrière-pays paupérisé, vivier de travailleurs précaires et de salariés déclassés, où la jeunesse n’a pas d’avenir. [...] Mais l’aménagement du territoire est aussi un enjeu pour la construction d’une société post-carbonée. Le réchauffement climatique implique de relocaliser la production de biens agricoles et manufacturés, conformes aux besoins de la population, au plus près de leur utilisation. Investir dans l’aménagement du territoire est à même de réunir un large consensus, incluant ce qui reste du centre-droit démocratique, dont les derniers bastions sont souvent dans des circonscriptions rurales et périurbaines ».

Comme je l'écrivais en introduction, cet article du Collectif Rogue ESR, fait l'impasse sur le Hic et Nunc, le « ici et maintenant »... Certes, appeler à une contribution large de la société civile est un projet majeur et réjouissant, mais de long terme. Qui plus est, il n'est pas possible de s'affranchir des fondamentaux de notre démocratie et de notre Ve République. En d'autres termes, la question posée est comment gouverner dans l'immédiat, sans majorité à l'Assemblée Nationale (AN) ? Un premier ministre et des ministres issus du NFP conduiront - cela a déjà été annoncé - à une motion de censure du gouvernement si une seule tête d'un membre de la France Insoumise (LFI) y paraît. Cette motion a de fait toutes les chances d'être majoritaire (2). Il semble également totalement illusoire d'envisager un gouvernement NFP sans une participation de LFI. Une coalition entre les Macronistes et les Républicains ? Même des discussions ont eu lieu, cela ne donne pas de majorité à l'AN (2)  ! Une coalition entre Macronistes et le NFP ? Certes, une telle coalition pourrait dégager une majorité, même en l'absence des députés LFI, mais il faudrait alors y agréger les divers gauches et quelques régionalistes. Et quelle trahison, une telle option constituerait vis à vis de nombre d'électeurs du NFP... Soyons réalistes : il n'y a aucune majorité à l'Assemblée pour gouverner. Dire le contraire serait tromper les électeurs ! Nous sommes donc en face d'une situation de blocage. Avant de voir se constituer cette grande alliance de la politique et de la société civile, il va pourtant falloir gérer le quotidien, et en l'espèce, pour citer Germaine Tillion, « dire le vrai ne suffit pas, il faut dire le juste »...

 

Références :

1. Ruchir Sharma. Capitalism is in worse shape in Europe. The Financial Time. Juillet 2024.
Consultable en ligne :
https://www.ft.com/content/5d12c8ed-c184-4d15-af6d-6523f7f875c8

2.Mathieu Lehot-Couette, Valentin Pigeau. Résultats des élections législatives 2024 : découvrez la composition de la nouvelle Assemblée Nationale. France-Info TV. Juillet 2024.
Consultable en ligne :
https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/infographies-resultats-des-elections-legislatives-2024-decouvrez-en-direct-la-composition-de-l-assemblee-nationale_6645201.html


Crédit illustration :

Richard Ying, Tangui Morlier. Document Wikicommons.


vendredi 5 juillet 2024

UN FRONT RÉPUBLICAIN À GÉOMÉTRIE VARIABLE

Le score du rassemblement national (RN) aux dernières élections législatives et la perspective d’une majorité absolue de députés de ce parti inquiètent nombre de personnes et d’institutions, au sens large. Outre les remises en cause possibles de certaines avancées sociales et sociétales, à l’image de ce qui a pu être observé dans des pays où l’extrême-droite est arrivée aux affaires, se pose la question des libertés individuelles, et au-delà du respect des dispositions fondamentales de la République, donc de la Constitution.

Pour toutes ces raisons, nous avons assisté très rapidement après les résultats du premier tour à des appels multiples de désistements républicains destinés à empêcher l’élection de députés du RN. L’idée est relativement simple, et probablement simpliste si l’on pousse un peu l’analyse politique, car il sera difficile à gauche d'oublier la casse sociale organisée de façon systématique par la macronie depuis 7 ans... Revenons au principe de ce désistement : lorsqu’un candidat du RN est arrivé premier ou 2e lors du premier tour de l’élection, le candidat arrivé 3e s’engage à se désister au profit du candidat membre d’un parti dit « républicain » arrivé 2e ou premier. Cette situation est typiquement celle que nous pouvons observer dans notre circonscription, où l’actuelle députée, Madame Marie-Pierre Rixain est arrivée en tête lors du premier tour, devant le candidat du RN, M. Jérôme Carbriand, arrivé 2e, ce dernier devançant d’une grosse centaine de voix le candidat du Nouveau Front Populaire (NFP), Monsieur Amadou Deme (1). M. Amadou Deme et sa suppléante, Madame Marie Colson se sont alors rapidement désistés (2). À ce sujet, et bien que je puisse me tromper, je n’ai vu aucun remerciement républicain sur la profession de foi de second tour de Madame M.-P. Rixain ; ceux-ci auraient pourtant été bienvenus…

Au-delà de l’Essonne, cette stratégie de désistement a très vite été évoquée le soir du 1er tour. Un des premiers partis à réagir a été La France Insoumise par la voix de M. Jean-Luc Mélenchon, qui déclarait alors : « Notre consigne est simple, directe et claire: pas une voix, pas un siège de plus pour le RN », ajoutant « dans un certain nombre de cas, des triangulaires sont possibles: Conformément à nos principes et à nos positions constantes dans toutes les élections précédentes, nulle part nous ne permettrons au RN de l'emporter et c'est pourquoi, dans l'hypothèse où il serait arrivé en tête, tandis que quand nous ne serons qu'en troisième position, nous retirerons notre candidature ». Cette même stratégie a été clairement annoncée par l’ensemble des partis constituant le NFP. Au Parti Socialiste, le premier secrétaire, M. Olivier Faure, déclarait au soir du 30 juin son souhait de voir les candidats du NFP se retirer « dès lors qu’il y a un risque de faire élire un candidat du Rassemblement national ». Au Parti Communiste (PCF), un communiqué publié rapidement après le 1er tour indiquait : « dans tous les duels opposant un candidat d’une force républicaine à un candidat d’extrême droite, nous appellerons à voter pour le candidat républicain. Et si un candidat du PCF se retrouve qualifié au second tour en troisième position dans une triangulaire, il se désistera pour que le candidat républicain le mieux placé ait les meilleures chances de battre l’extrême droite ». Enfin, chez les écologistes, Madame Marine Tondelier, secrétaire nationale d'Europe Écologie Les Verts, parti devenu Les Écologistes en octobre 2023, déclarait dans une interview donnée à l’AFP le 24 juin « qu’à chaque fois qu’un candidat écologiste arrivera en troisième position, il se retirera au profit du candidat qui respecte les valeurs de la République pour battre l’extrême droite ». Bref, du coté de la NFP, le discours est très clair !

La situation est tout autre au centre et à droite, puisque globalement, les positions oscillent grandement entre le « devoir moral » « d’empêcher le Rassemblement national d’avoir une majorité absolue » prononcé par M. Gabriel Attal (3) en passant par le « circo par circo » de M. François Bayrou (3), ou le « pas pour LFI » de Ms. Bruno Le Maire et Edouard Philippe (4). Bref, c'est « p'tet ben qu'oui, p'tet ben qu'non » pour le centre et la droite. Pour eux, qui ont largement bénéficié dans notre histoire récente du désistement républicain de gauche lors de trois élections présidentielles, le front républicain ne va clairement pas de soi. Visiblement même, certains de leurs membres sont même prêts à faire élire un député RN. C’est le cas de l’inénarrable vice-président des Républicains, M. François-Xavier Bellamy, qui a appelé au « barrage contre LFI », indiquant qu’en cas de duel avec le RN, il voterait pour ce dernier. Dans un discours dangereux et totalement décalé avec les réalités, ce dernier clamait haut et fort : « le danger qui guette notre pays aujourd’hui, c’est l’extrême gauche » (4).

Ces positions sont évidemment honteuses ; elles sont aussi minables moralement, et en disent finalement assez long sur le positionnement idéologique de certains membres de la quasi défunte macronie et des Républicains, dont, faut-il le rappeler, certains sont passés sans sourciller, avec armes et bagages, au service du RN. A ce sujet, il semblerait que les voix de ces Républicains « canal Ciotti » aient pesé pour quelques 4% dans les score du RN au 1er tour des législatives. C’est à la fois peu et beaucoup car dans certaines circonscriptions, cela a pu suffire à faire suffisamment progresser le candidat du RN pour qu’il apparaisse au 2nd tour. Une telle hypothèse pourrait éclairer les résultats de notre circonscription où, je le rappelle, le candidat du RN devance celui du NFP d’un peu plus de 100 voix.

Pour terminer ce billet avant l’heure limite fixée à ce soir 24h00, un mot pour éclairer la personnalité du candidat RN local. Son parcours vient en effet d’être mis en lumière par un excellent article publié par l’Humanité (5). Celui-ci reprend des passages d’un blog qu’il rédigeait voilà une dizaine d’années et qu’il a effacé, en droite - c’est le mot qui convient - ligne avec le souci de respectabilité dont fait preuve le RN depuis quelques années, entre vidéos de petits chats et cravates à l’Assemblée. Voici quelques extraits choisis de ce blog, où il est fait l’éloge de « nos ancêtres aryens » possédant un « génie pour le courage ». D’un côté, ce fin penseur nous ressert du complot juif ; je cite textuellement : « On comprend aisément pourquoi aujourd’hui les représentants de la communauté juive se font d’ardents défenseurs du modernisme progressiste, il paraît donc logique qu’ils s’emploient à appliquer à l’humanité tout entière leur mode de vie nomade […]. Il est bien cohérent que ces gens-là soutiennent une mondialisation autodestructrice de toutes les nations, apatride et globalisante». De l'autre côté, le blog de M. Jérôme Carbriand n’oublie pas les homosexuels et les étrangers, je le cite encore : « Un sujet pédéraste a raté un stade de sa sexualité » et, au sujet de l’insécurité de certains quartiers : « les viols, on sait par qui ils sont commis. Pas par des blancs ».

Je ne pense pas que les lecteurs de mon blog soient nombreux à envisager de voter pour le RN, mais au moins ceux qui souhaiteraient le faire sont-ils prévenus du réel positionnement idéologique de ce candidat. Quant au front républicain, on verra ce qu’il en est au soir du second tour, après une analyse un peu poussée des réels reports de voix sur les candidats les mieux placés. Le danger est grand que des reports ne soient que partiels, et ce danger s’appelle majorité absolue au RN, avec les conséquences qu’on imagine…


Références :

1. Pour voir les résultats, circonscription par circonscription :
https://www.lemonde.fr/resultats-legislatives-2024/ile-de-france/essonne/

2. Thibaut Faussabry. Législatives 2024 en Essonne : Amadou Deme se désiste et appelle à "battre le RN" dans la 4e circonscription. Actu.fr. Juillet 2024.
Consultable en ligne :
https://actu.fr/politique/elections-legislatives/legislatives-2024-en-essonne-amadou-deme-se-desiste-et-appelle-a-battre-le-rn-dans-la-4e-circonscription_61285076.html

3. Robin D’Angelo, Claire Gatinois. Législatives 2024 : la coalition macroniste se divise sur la physionomie du front républicain. Le Monde, Juillet 2024.
Consultable en ligne :
https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/07/01/legislatives-2024-ni-rn-ni-lfi-cas-par-cas-ou-desistement-systematique-la-coalition-macroniste-se-divise-sur-la-physionomie-du-front-republicain_6245741_823448.html

4. Anonyme et AFP. On vous résume les consignes de vote et de désistement pour le second tour. Le Dauphiné Libéré. Juillet 2024.
Consultable en ligne :
https://www.ledauphine.com/elections/2024/07/01/on-vous-resume-les-consignes-de-vote-et-de-desistement-pour-le-second-tour

5. Lisa Guillemin. Malgré ses propos antisémites et homophobes, les électeurs de Jérôme Carbriand (RN) plus que jamais convaincus. L’Humanité. Juillet 2024.
Consultable en ligne :
https://www.humanite.fr/politique/antisemitisme/malgre-ses-propos-antisemites-et-homophobes-les-electeurs-de-jerome-carbriand-rn-plus-que-jamais-convaincus


Crédits illustration : 

D’après le dessin d’Aurel pour Politis :
https://www.politis.fr/articles/2024/06/le-dessin-daurel-dissolution-de-lassemblee-et-mepris-de-classe/