vendredi 10 décembre 2021

LE WOKISME ET L'ÉMERGENCE
D'UN NOUVEL ORDRE INTELLECTUEL



Je publie ici une nouvelle note du collectif de scientifiques RogueESR. Cet article, assez complexe, traite de la façon dont le sens des mots peut être dévoyé à des fins politiques, en se focalisant sur le mot « woke », récemment apparu dans les débats. Même si je ne suis pas d'accord avec toute l'analyse du collectif, en particulier sur la non-prise en compte dans celle-ci de certaines des dérives observées aux Etats-Unis, plusieurs éléments présentés sont intéressants, surtout en regard des processus de brouillage des idées et concepts et des critiques faites par certains au « wokisme ». Le texte de RogueESR est en italiques et mes ajouts ou retraits en caractères droits ou entre crochets, respectivement.

La période récente a vu se multiplier les procédés d’implosion du langage destinés à créer un brouillard de confusion et de désillusion. Le procédé le plus simple consiste à substituer au sens propre des mots, le sens de leur antonyme*. [...] La mise en circulation de catégories creuses, de concepts mal posés et de faux problèmes fait également partie de cette stratégie du brouillard discursif. Ainsi, la propulsion dans la sphère médiatique du mot « wokisme », quelques mois après l’apparition d’autres chiffons rouges comme « cancel culture » ou « islamo-gauchisme » participe de ce brouillage qui pollue l’analyse de la situation réelle de l’Université et de la science, et de notre société en général[...]. Dans l’agitation du « wokisme », surtout quand le terme n'est pas bien défini, le réel ne joue aucun rôle : seul compte le fantasme politique que l’étiquette « woke » permet [...] d’éveiller.

Woke est le prétérit du verbe wake (« veiller », plutôt que « se réveiller », comme on peut le lire parfois, même si cet emploi existe aussi) : être woke, c’est donc littéralement « rester vigilant, ne pas s’endormir », sans référence particulière à un quelconque « éveil » des consciences. Le dictionnaire Merriam-Webster date le premier emploi de be woke au sens de « être préoccupé des injustices et des discriminations » de 1972 [...] mais wokeness, nom anglais du « wokisme », n’est employé qu’à partir de 2014, exclusivement à des fins dépréciatives, notamment de la part d’auteurs appartenant au milieu [...] qui a porté M. Trump au pouvoir en 2016.

Le « wokisme » est un terme épouvantail qui stigmatise, parce qu’il les amalgame, des courants politiques qui défendent des idéaux démocratiques et les trois valeurs fondatrices de la République française : liberté, égalité, fraternité. [...] Ainsi, le mouvement « Black Live Matters » est-il considéré par certains comme un des avatars du «  wokisme ». Sans nier l'existence de dérives au sein de courants politiques extrêmes, habituellement situés dans l'extrême-gauche nord-américaine, un des intérêts du mot « wokisme » est de nous renseigner sur ceux qui en font usage. Le parcours sinueux de woke comme sa synonymie d’usage avec « islamo-gauchisme » signent sa filiation intellectuelle. Dernier arrivé en date dans le vocabulaire caractérisant les milieux conservateurs états-uniens et de leurs copies européennes oeuvrant contre le supposé « marxisme culturel », il en diffère sur un point important : là où les précédents dénonciateurs du « marxisme culturel » ne faisaient pas mystère de leurs convictions politiques, religieuses, autoritaires, la lutte contre le supposé « wokisme » se prévaut de la « rationalité », du « progressisme » voire, comble du retournement, de la « liberté académique ».

Pour comprendre quel milieu a produit la chimère du « wokisme », il convient en effet de remonter aux origines de la refondation idéologique des mouvements conservateurs au début des années 1970. A cette époque, les milieux conservateurs nord-américains ont progressivement mis en avant une menace supplétive au communisme soviétique, un ennemi intérieur idéologique contre lequel une guerre institutionnelle devait être menée : le « marxisme culturel ». En substance, il convenait d’agiter le fantasme d’un marxisme omniprésent sur les campus américains, et sous l’influence de l’École de Francfort. Ce supposé mouvement homogène fut accusé de subvertir la jeunesse par la promotion de l’égalitarisme, du féminisme, du « multiculturalisme », de la liberté sexuelle et de l’écologie. 

Les concepts élaborés à cette époque ont été remis au goût du jour dans les années 2010 par la nouvelle droite nord-américaine et l’extrême-droite européenne. On en trouve trace dans le manifeste publié par Anders Behring Breivik, meurtrier de 77 personnes à Oslo et à Utøya en juillet 2011. En 2017, le conseiller de Donald Trump Steve Bannon a repris à son compte la croisade contre le « marxisme culturel » lors d’un festival suprémaciste organisé à Berkeley sous le titre « Free Speech Week ». L’année suivante, ces termes étaient repris par l’entourage de M. Bolsonaro. Ils figurent encore dans le manifeste du terroriste d’extrême-droite Brenton Tarrant, meurtrier de 51 personnes de confession musulmane à Christchurch en mars 2019.

Cette émergence de nouveaux vocables au sens altéré, voire antinomique de leur sens d'origine, s'est produite presque en même temps que se développaient à la fois les réseaux sociaux et les émissions de télévision ou de radio que l'on peinera à qualifier de débats.  On y argumente en effet en tous sens au nom d’un « marché des idées » pouvant se passer des processus de régulation [...], de la nécessité de faire preuve, de la disputatio (c'est à dire de réfutations argumentées) entre pairs. Ainsi, la dénonciation fantasmatique du « wokisme », au travers de tribunes, d’interviews, de billets de blog, de faux colloques mêlant confusément usurpateurs, universitaires, polémistes, managers de la science et bureaucrates, en rupture avec toute forme d’éthique pour certains, se rattache souvent à une mouvance dite « libertarienne », indépendamment des étiquettes sociales ou humanistes arborées. [...]

La croisade de la mouvance libertarienne contre la liberté académique - et possiblement contre la liberté tout court, aussi paradoxal que cela puisse paraître -  s’accompagne de la promotion active d’une vision réduisant la science à la technologie, la recherche scientifique à l’élaboration de solutions. Ces mêmes processus d'asservissement et de falsification conduisent aussi aux remplacement de figures intellectuelles [...] par d’utiles bateleurs et autres communicants. Ainsi des milliardaires « libertariens » (Peter Thiel, Jeffrey Epstein, Robert Mercer ou les frères Koch) investissent-ils massivement pour constituer des réseaux de promotion de leurs idées. [...] La nouvelle droite française, omniprésente sur la scène politique et médiatique, s’est constituée très rapidement sur ce modèle états-unien et anglo saxon, dont elle reprend les stratégies et les discours : CNews (groupe Bolloré) est un clone de Fox News, Le Point répète les obsessions de Quillette [note : revue libertarienne australienne] et en traduit les « meilleurs » textes, l’Institut Sapiens, dont l’un des fondateurs est Laurent Alexandre, reprend le principe libertarien des faux laboratoires de recherche, tandis que la « maison de la science et des médias » prévue par la Loi de Programmation pour la Recherche (LPR) duplique le Science Media Center, une officine de désinformation et de réinformation scientifique du Royaume-Uni. [...] 

Certains secteurs technicistes et autoritaires du « mouvement libertarien » ne se contentent plus de vouloir mettre le monde académique, déjà usé par la bureaucratisation, la précarisation et la paupérisation, à genoux : en s’adonnant temporairement à des menées intimidatrices, ils préparent des purges qui s'étendront hors de l'université et du monde de ceux qu'il est convenu d'appeler les intellectuels. L’un des hommes d’affaires libertariens, M. Goodrich, théorisait déjà il y a cinquante ans : « les libertés académiques sont en réalité un déni de liberté. » L’un de ses think tanks, Liberty Found, propose au format numérique une bibliothèque des écrits libertariens, avec cette philosophie : « il n’y a aucune raison qu’une bibliothèque universitaire contienne plus de 5 000 ouvrages, pourvu que ce soit les bons ouvrages ». C’est à cette aune qu’il faut mesurer l’invocation incessante à la liberté d’expression [...] chez certains des pourfendeurs du supposé « wokisme ». Le droit au débat qu’ils revendiquent est extérieur à l’Université, à la science et aux exigences d’une parole [...] contradictoire. Leur liberté s’identifie en réalité à la censure que les libertariens sont si prompts à déceler chez leurs adversaires.[...]

In fine, nous reconnaissons dans cette pratique du détournement du sens des mots une arme de perversion de la controverse intellectuelle. Cette prétendue exigence de rationalité et de liberté obéit de fait à un agenda quasiment maccarthyste, visant à annuler ce qu’il reste de l’autonomie du monde de la recherche, particulièrement en sciences sociales et humaines, et, bien au delà, à orienter les pensées, les modes de raisonnement, et les référentiels culturel, social et intellectuel de nos concitoyens. D’autres stratégies se déploient en ce sens : naturaliser l’ordre social (« il est normal qu'il y ait des riches et des pauvres », par exemple), faire passer l’antiracisme pour un mal moral, l'antisexisme et la normalisation des minorités sexuelles pour une dépravation, le délire pour une liberté (Cf. la funeste chimère du « grand remplacement »), l’idée démocratique pour une tyrannie, et/ou les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité pour des lubies. Cette arme de perversion de la controverse porte en son sein, sans que la société s'en rende vraiment compte, les germes d'une société totalitaire.  Comme le fait dire Lewis Caroll à  Humpty-Dumpty : « ce qui compte, c’est celui qui commande, un point c’est tout ».



Note:

* cette remarque résonne avec ce que j'expliquais de l'usage répété du mot réforme dans une précédent article. Consubstantielle à ce mot, en effet, est la notion d'amélioration. Force est de constater que nombre des « réformes » passées (retraite, hôpital, indemnisation du chômage, pour n'en citer que quelque unes) n'ont malheureusement aucune des caractéristiques qui puisse suggérer une quelconque amélioration de l'objet qu'elle concernaient.


Crédit illustration :

Dessin de Boris pour La gazette de la Mauricie
 

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Article intéressant qui permet de comprendre d'où sortent le wokisme, l'islamogauchisme et quelques autres obsessions pré-fascistes.