Premier poncif donc, sur lequel je voulais écrire depuis un moment, la soi-disant « valeur travail ». Cette notion, qui considère que le travail constitue une valeur morale, est vieille comme le monde. Déjà, chez les Grecs, le travail de force était réservé aux esclaves, alors que le travail intellectuel était l’apanage de l’homme libre. On trouve aussi ceci en filigrane dans la Bible « C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ». Cependant, la montée en puissance de ce concept s’est produite concomitamment au développement de la mécanisation, passage d’une France agricole et artisanale à une France industrielle. Le philosophe Emmanuel Kant ne disait-il pas : « la meilleure façon de jouir de la vie est le travail : c’est une délivrance profonde, qui réalise l’homme, lui permet de s’épanouir en sa liberté, qui l’arrache à l’ennui pour le conduire à saisir profondément l’intérêt pratique, qui vivifie sa raison, et enfin le mène à la joie. La vie possède un sens, une valeur et par l’action, par le travail, l’homme ordonne le temps au lieu de le subir et il donne un sens à son existence ». On retrouvera des années plus tard les avatars de cette conception philosophique, « le travail rend libre », à l’entrée des camps de concentrations nazis et dans une moindre mesure au niveau de l’Etat français de Vichy, avec son célèbre motto : « travail, famille, patrie ».
Ceci posé, le retour en force de la notion de « valeur travail » s’est opéré via les dires d’un ancien président de la République, M. Nicolas Sarkozy, qui souhaitait placer ce concept au centre de sa campagne électorale de 2012 (1). Cette vision des choses propose donc que le travail soit une valeur morale. Or cette vison des choses est - à mon avis - largement erronée. Dans le cadre de la préparation de cet article, j’ai été particulièrement intéressé par les propos de M. André Comte-Sponville, philosophe, qui a magistralement démontré qu’il n’y a pas de valeur morale du travail. Je souhaite donc rendre à César ce qui lui appartient, et les éléments de raisonnement que je présente ci-dessous sont directement issus de plusieurs de ses conférences en ligne*. Premier élément : comme je l’écrivais plus haut, le travail serait devenu pénible en raison d’une punition divine « Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre : tu n'en mangeras point ! Le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie ». Comment dès lors élever le travail à la hauteur d’une valeur morale ? Deuxième série d'éléments centraux : pourquoi existe-t-il des vacances ? La générosité, l’honnêteté et les vertus morales partent-elles en vacances ? La réponse est non. En lien, si le travail est une valeur morale, pourquoi le rémunère-t-on ? Rémunère-t-on la gentillesse, l’honnêteté, et d’une façon générale la vertu ? Là aussi, et bien évidemment, non. On ne paye personne pour être honnête ou juste. Troisième point : ni les salariés, ni l’entreprise ne recherchent du travail. Les salariés espèrent un revenu, qui leur permettra de vivre plus ou moins heureux. Les salariés sont donc à la poursuite du bonheur, pas du travail. Quant aux entreprises, elles ne recherchent pas le travail non plus, mais le profit. Dans nos sociétés, personne ne recherche donc le travail pour le travail. Comme le résume M. Comte-Sponville : « le travail en lui-même ne vaut rien, c’est pour cela qu’on le paye. Le travail n’est pas un devoir, c’est pour cela qu’il a un prix ». Et il ajoute malicieux, « et c’est pour cela qu’il doit avoir un sens » !
Reste donc à comprendre pourquoi le poncif de la « valeur travail » risque de réapparaître dans la campagne électorale. A mon avis, pour deux raisons principales. La première est que ce concept s’inscrit dans la droite ligne de la pensée des partis libéraux et de la droite dure, dont il me semble même intellectuellement constitutif. Comme le dit Mme Diana Filippova (auteure et femme politique) : « la moralisation du travail est - et a toujours été - le meilleur instrument de contrôle physique, psychologique et social des hommes ». Cependant, à mon sens, la raison principale est que la notion de valeur morale du travail permet de justifier nombre des mesures antisociales que des candidats d’obédience libérale pourraient proposer, telles que la réduction des indemnités de chômage, ou la subordination du bénéfice d’aides sociales à un travail dit d’intérêt général. Le raisonnement est le suivant : puisque les chômeurs ne travaillent pas, c’est qu’ils n’adhérent pas au dogme moral de la valeur travail. Ils en deviennent amoraux, et puisqu’ils sont amoraux, il n’y a aucune raison pour la société les aident, et en tous cas pas sans contre partie...laborieuse.
Evidemment, cette vision manichéenne occulte volontairement le fait que la très grande majorité des chômeurs préféreraient travailler pour disposer de revenus stables, mais que cela ne leur est pas permis dans la société actuelle, en particulier parce que la quantité de travail disponible diminue. Ce point a été théorisé par M. David Graeber, anthropologue de renommée à la London School of Economics, qui décrit l’avènement des « bullshit jobs » (3), littéralement boulots de merde, qu’il définit comme « une forme d'emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu'il n'en est rien ». Avec un corollaire paradoxal : plus un travail est utile à la société et moins il est payé. Ce constat est partagé par Ms. Gérard Amicel et Amine Boukerche, tous deux philosophes, quand ils écrivent « L’idéologie du mérite est une hypocrisie cruelle quand la valeur économique d’un emploi est inversement proportionnelle à sa valeur sociale » (4). Selon eux, et je suis là aussi en accord avec leur analyse « La valeur travail s’inscrit dans un univers fantasmé. [...] Les discours puritains sur « le sens de l’effort » ne résoudront pas les difficultés économiques et sociales de notre époque. Ils visent au contraire à les masquer ». A mon sens, un candidat à la présidence de la République responsable devrait donc plutôt nous proposer un projet global, centré sur les alternatives permettant d’échapper à l’illusion qu’est la valeur travail. Nous verrons ce qu’il en est.
* voir par exemple :
Conférence de rentrée Audencia Grande Ecole (2011)
https://www.sam-network.org/video/sens-du-travail-bonheur-et-motivation?curation=738.8
Références :
1. Solenn de Royer. Nicolas Sarkozy défend la «valeur travail». Le Figaro. Février 2012.
Consultable en ligne :
https://www.lefigaro.fr/presidentielle-2012/2012/02/22/01039-20120222ARTFIG00666-nicolas-sarkozy-defend-la-valeur-travail.php
2. Diana Filippova. Lâchez-nous avec la valeur travail ! Lettre ouverte aux élus, dirigeants, syndicats, philosophes, économistes et tous les autres. La Tribune. Juillet 2014.
3. Bullshit jobs. Page Wikipedia.
Consultable en ligne :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bullshit_jobs
4. Gérard Amicel et Amine Boukerche. Autopsie de la valeur travail. A-t-on perdu tout sens de l’effort ? Editions Apogée (168 pages). Mars 2020.
On pourra aussi consulter cette référence intéressante :
Dominique Royer. Qu'en est-il de la « valeur travail » dans notre société contemporaine ? EMPAM et Cairn.info. Février 2002.
Consultable en ligne :
https://www.cairn.info/revue-empan-2002-2-page-18.htm
Crédit illustration :
Grandeur et décadence de la valeur travail
Agoravox - Loup Rebel (son site)
Avril 2013
1. Solenn de Royer. Nicolas Sarkozy défend la «valeur travail». Le Figaro. Février 2012.
Consultable en ligne :
https://www.lefigaro.fr/presidentielle-2012/2012/02/22/01039-20120222ARTFIG00666-nicolas-sarkozy-defend-la-valeur-travail.php
2. Diana Filippova. Lâchez-nous avec la valeur travail ! Lettre ouverte aux élus, dirigeants, syndicats, philosophes, économistes et tous les autres. La Tribune. Juillet 2014.
3. Bullshit jobs. Page Wikipedia.
Consultable en ligne :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bullshit_jobs
4. Gérard Amicel et Amine Boukerche. Autopsie de la valeur travail. A-t-on perdu tout sens de l’effort ? Editions Apogée (168 pages). Mars 2020.
On pourra aussi consulter cette référence intéressante :
Dominique Royer. Qu'en est-il de la « valeur travail » dans notre société contemporaine ? EMPAM et Cairn.info. Février 2002.
Consultable en ligne :
https://www.cairn.info/revue-empan-2002-2-page-18.htm
Crédit illustration :
Grandeur et décadence de la valeur travail
Agoravox - Loup Rebel (son site)
Avril 2013
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