Je me méfie de l’application de concepts scientifiques, particulièrement écologiques et génétiques, à notre société. Ainsi, la notion de sélection darwinienne, appliquée à notre monde, permet à certains de justifier pour faire simple l’existence « des forts et des faibles », les plus faibles devant disparaître au motif de leur mauvaise adaptation à une société compétitive. C’est nier tout simplement l’objet principal de notre civilisation, qui est justement de protéger le plus faible contre le plus fort tout en maintenant la liberté de chacun...
Il existe cependant des concepts d’écologie qui trouvent leur pendant dans notre monde. J’en citerai deux, liés, à savoir les concepts de bien public et de tricheurs. Dans la nature, la coopération et l’altruisme ne sont pas l’apanage des seuls organismes dits supérieurs. Ces comportements sont en effet également retrouvés parmi des organismes dits primitifs, tels que bactéries ou champignons. Ainsi, la production d’antibiotiques par une population d’un micro-organisme est un processus coopératif, qui conduit à la fourniture d'un bien public pour cette population, dans la mesure où cette production permet de limiter la croissance d’autres micro-organismes compétiteurs. Il en va de même pour des toxines produites par un pathogène qui permettront d’affaiblir ou de tuer l’hôte de ce pathogène. Ces exemples sont loin d’être exhaustifs, mais je me limiterai à ces deux-là qui permettent de bien comprendre ce que recouvre la notion de bien public.
La production de ces toxines, de ces antibiotiques, et d’une façon générale la production de bien public a un « coût » pour chaque individu de la population productrice. Ce coût est un coût au sens biologique, dans la mesure où chaque cellule qui produit le bien public doit utiliser son énergie et ses réserves pour cela. Il existe donc une pression sélective pour qu’au niveau d’un individu donné, celui-ci fasse l’économie de la production du bien public. En effet, même si cet individu s’affranchit de la production du bien public, il pourra toujours continuer à « profiter » de la production de ce bien par ses congénères. La toxine ou l’antibiotique produit par les autres tuera toujours les cellules de l’hôte ou les compétiteurs. De plus, cet individu, dénommé en écologie un tricheur, pourra utiliser ses ressources dévolues à la production du bien public pour son unique profit, ce qui le conduira, par exemple, à une croissance plus rapide que celle des autres membres de sa population. On voit alors le risque que se développe au sein d’une population une proportion de plus en plus importante de tricheurs, avec pour conséquence ultime la perte de la capacité de production du bien public, et donc la perte de compétitivité de la population concernée. Cette perte a été théorisée sous le nom de « tragédie des communs », notion mathématiquement et expérimentalement démontrée. Je cite ici un article scientifique récent que j’ai traduit (Smith P, SchusterM. 2019. Public goods and cheating in microbes. In Current Biology 29, R442-R447). « Une tragédie des communs se produit lorsque des individus placent leurs intérêts au-dessus de ceux de la communauté et exploitent une ressource commune jusqu'à ce qu'elle soit épuisée. Un exemple de ceci serait un pâturage public utilisé par quatre bergers pour faire paître leurs troupeaux de bétail. Le pâturage peut supporter huit vaches. Chaque berger installe d’abord deux vaches. Si un des bergers ajoute une vache à son troupeau, il n'y aura pas assez d'herbe dans le pâturage pour toutes les vaches, et la croissance de chacune des vaches sera réduite. Il est cependant dans l'intérêt de chaque berger d'ajouter des vaches à son troupeau, sachant qu'il a l'avantage d'avoir des vaches supplémentaires dans le pâturage, mais le coût du surpâturage sera alors partagé équitablement par tous les bergers. Pour cette raison, les bergers continueront d'ajouter des vaches à leurs troupeaux jusqu'à ce que la zone soit complètement sur-pâturée et incapable de supporter le développement des vaches ».
Il est, comme je l’écrivais plus haut, potentiellement dangereux d’appliquer certains des concepts d’écologie et de génétique à notre société. C'est daileurs ce que discute l'article du CNRS en référence (1). Ainsi, dans le cas de la tragédie des communs, vue par les économistes, seules deux solution s'imposent : la régulation étatique, ou la privatisation des parcelles, une pour chaque éleveur. Je ne peux cependant m’empêcher de penser, au travers des deux exemples que j’ai donnés, aux trop nombreux fraudeurs du fisc. La mise en commun du produit de nos impôts peut être considérée comme un bien commun, et les fraudeurs comme des tricheurs, au sens écologique du terme. Ces derniers ne participent en effet plus à l’effort de production du bien, mais profitent toujours de ce bien (au travers des dépenses publiques dont ils continuent de bénéficier). Il est intéressant de remarquer que nos sociétés ont mis en place des systèmes de lutte contre ces tricheurs, essentiellement du type sanction. Ces systèmes sont bien entendu indispensables, au risque de voir se développer le nombre des tricheurs et d’aboutir à une tragédie des communs. En me fondant sur les modèles biologiques que je décris, je me demande s’ils ne pourraient pas être doublés, pour plus d’efficacité, par des systèmes favorisant les individus coopératifs, un peu à l’image des assureurs qui réduisent les cotisations d’assurance des « bons » conducteurs... Si par un fabuleux hasard, l’une ou l’un de mes lecteurs avait l’oreille de M. Bruno Le Maire, qu’il n’hésite surtout pas à lui soumettre la question !
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Crédit illustration :
Wikipedia.
Sharon Loxton
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=9296160
1. Voir également l'article CNRS:
A ce sujet, le renvoi vers cette page, et la mise en titre de celle-ci me valent une poursuite par l'auteur de la photo centrale... Il n'est pourtant pas interdit de procéder de la sorte.
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