mercredi 16 février 2022

QUE SE CACHE-T-IL DERRIÈRE
LA « START-UP NATION » ?



Contrairement à ce que ce titre sous-entend, cet article ne parlera pas de politique industrielle, ou de technologie pure. Il parlera de la langue nouvelle qui a essaimé des mondes de l’entreprise, de la haute fonction publique, de la publicité, ou d’une certaine presse - pour ne citer que quelques unes des sources - vers le grand public. Beaucoup des nouveaux mots de cette langue sont d’ailleurs d’origine anglo-saxonne ; je tenterai de proposer une explication à cela.

J’avais commencé cet article voilà plusieurs semaines après avoir lu dans un article de presse en ligne qu’une actrice connue enceinte dévoilait un « baby-bump ». J’ai beau parler anglais couramment, j’avoue ne pas avoir compris immédiatement l’expression. Évidemment il était question d’un ventre rond, terme probablement trop désuet pour être présenté en l'état dans l’article. En lien, je peux citer bien d’autres termes anglo-saxons dont différents centres de pouvoir économique usent et abusent, alors que des termes français tout aussi pertinents existent. Ainsi un « challenge » est en français un défi, la « maintenance » est l’entretien, la « supply chain », la chaîne d’approvisionnement, un « meeting », une réunion, le « planning », le plan d’action ou l’agenda, l’« engineering » l’ingénierie, un « show-room » une salle d’exposition, le « packaging », l’emballage, la « business class », la classe affaire, etc. Je passe sur le « B to B » et le « B to C », ou autres « emporwerment » des « managers » (la responsabilisation des dirigeants). Je passe aussi sur le « confcall » que je t’ai demandé par mail pour un « brainstorm » autour des « slides » du « powerpoint » sur le « benchmarking » que tu m’as « forwardées »...

Le monde de la presse, surtout de la presse audio-visuelle, autre cercle de pouvoir, est aussi un grand pourvoyeur de ces mots nouveaux. La télévision parle de « prime time », de « late show », de « show-runner ». On peut « podcaster » des émissions quand on ne les écoute pas en « live ». Et au cinéma, on ne dévoile que le « pitch » ou le « making-of » d’un « thriller » dans un « teaser », même si c’est un « remake », au risque de le pas le voir au « box-office » et dans le « top » 10 des productions de l’année.

Impossible de ne pas poursuivre ce petit tour d’horizon des sources de mots nouveaux sans évoquer deux mondes très différents, également d'ailleurs cercles de pouvoir, version « soft-power » pour rester dans la tonalité de l’article. Le premier est le monde du sport, truffé de mots anglo-saxons, bien que, là aussi, des équivalents français existent. Je me suis toujours demandé pourquoi il y avait des « penalties » au football, alors que le rugby parle de pénalité ? Toujours en football, le « corner » est chez les Canadiens un coup de pied de coin alors qu’au rugby le terme mêlée ouverte est depuis plusieurs années remplacé par son équivalent anglo-saxon « ruck ». J’ai également récemment entendu parler de « referee » en place et lieu d’arbitre. Dans les termes qui pourraient également être traduits très facilement, je cite, dans le désordre, le « time out » (temps mort), les « play-off » (barrages), le « coach » (l’entraineur), le « goal average » (la différence de buts), le « tie-break » (le jeu décisif), les « hooligans » (les casseurs), etc. La dernière source de ces mots nouveaux et sans conteste le secteur de la science et de la technologie, avec, tenant le haut du pavé (j’aurais dû dire au top) l’informatique et la téléphonie. Il faut néanmoins dire que nous avons assisté, au cours de ces dernières années, à un effort sensible de reconstruction lexicale. Plus personne ne parle de téléphone GSM (Global System for Mobile communication) en France, mais de téléphone mobile, même s’il reste des « smartphones ». Les softwares sont devenus des logiciels, le mail (mot pourtant d’origine française) bien que toujours utilisé, a été retraduit en courriel, le « firewall » en pare-feu, le « hacker » s'est converti en cyberpirate, et pour les spécialistes le input/ouptut (i/o) est traduit en entrée/sortie (e/s)... 

J’arrête là la démonstration car je pense que toute personne un peu attentive à son environnement ne peut être que convaincue de l’afflux massif de ces termes nouveaux anglo-saxons dans le français de tous les jours. Si je voulais être un peu excessif, je dirais que le « grand remplacement » - théorie fumeuse à laquelle je n’adhère absolument pas - se trouve là et pas ailleurs. 

Ce qui m’inquiète dans cette histoire, et ce que je souhaite dénoncer, ce n’est pas l’afflux de mots étrangers en tant que tel mais l’absence d’une volonté d’utiliser les termes français alors que, comme je l’ai indiqué plus tôt, ceux-ci existent. Tout compte fait, cependant, cette absence s'explique. Ne voyez surtout pas dans ma critique une attitude similaire à celle de certains politiques qui se sont empressés de dénoncer l’existence des mentions en français et en anglais des nom, prénom, date de naissance, etc., sur la nouvelle carte d’identité française . Il ne s’agit pas dans mon cas d’une position réactionnaire vis-à-vis de ce qui pourrait être étranger. Comment d’ailleurs ne pas rappeler qu’il existe en français de nombreux mots d’origine étrangère, tels ce kawa que l’on prend fissa sur le zinc du bistro ! Tous ces termes ne sont pas, d’ailleurs, de l’ordre du langage familier. Alchimiste, amiral, algèbre tout comme sirop, alcool, chiffre ou magasin sont d’origine arabe. Pantalon, opéra, banque, grosso modo, ainsi que de nombreux noms de spécialités culinaires (pizzas, spaghettis, lasagnes, etc.) sont d’origine italienne. D’autres viennent également de beaucoup plus loin, comme chocolat, cacao, coyote, caoutchouc, cacahouète ou avocat, originaires de langues anciennes d’Amérique Centrale et du Sud. Je considère ces apports comme des enrichissements du vocabulaire.

Ce qui m’inquiète disais-je donc, au travers de cet emploi de cette novlangue majoritairement constituée de termes anglais en lieu et place de termes français, réside dans ce qu’il traduit. J’y vois tout d’abord le poids du monde anglo-saxon et de son importance économique, ainsi que le résultat de son implantation massive dans le cadre de la mondialisation que nous avons vécue au cours des 30 dernières années. Adopter sans réfléchir les termes de novlangue, c’est quelque part adhérer à cette vision du monde. Par ailleurs, comme je l’indiquais plutôt, cette langue nouvelle peut par certains aspects être considérée comme un instrument du pouvoir, des pouvoirs, et d’une certaine forme d’élite. Utiliser ces termes, parler cette langue, revient à marcher dans les traces de ces élites. Mais c’est aussi, paradoxalement, faire preuve de paresse intellectuelle.

La novlangue est également un outil de domination. Par conséquent, il est clair que tenter de remplacer tous ces mots anglo-saxons de novlangue par leurs équivalents français, surtout lorsque ceux-ci existent, constitue une forme de résistance intellectuelle à ces forces dominantes. Dans cette grille de lecture, je n’ai été qu’à moitié étonné des propos tenus par notre actuel président, M. Emmanuel Macron, lorsqu’il vantait la « start-up nation ». Au travers de termes tels que « helpers » (bénévoles), de « CEO » (chief executive officer), de « feedback », du « benchmark », son équipe de campagne 2017 n’a eu de cesse d’évacuer des mots trop simples, trop familiers, probablement trop « peuple ». Cette utilisation de ces termes traduits à mon sens une vision du monde particulière. D’un côté cette novlangue donne une fausse impression de modernité mais en même temps (pour parler le LREM dans le texte) elle exclut de facto ceux qui ne font pas partie de « l’élite ». Signant son attachement au monde de l’entreprise, et à sa soi-disant efficacité, mais incapable de procéder à l’analyse de la crise néolibérale, la langue parlée dans la « start-up nation » est celle des catégories socio-professionnelles favorisées qui constituent la majorité de l’électorat macronien, que cette langue flatte et conforte. 

Comment ne pas y voir également un formatage idéologique, à l’image de ce que décrivait magnifiquement le livre de George Orwell, 1984, dans lequel la langue officielle du pays fictif où se déroule l'action est la novlangue, terme que j’ai repris ici et dans plusieurs de mes articles de blog. Comme indiqué sur Wikipedia, ce langage est « une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l'expression des idées potentiellement subversives et à éviter toute formulation de critique de l’État, l'objectif ultime étant d'aller jusqu'à empêcher l'idée même de cette critique ». A méditer à quelques 50 jours la prochaine élection présidentielle.



Crédit illustration :

Adaptation d'un dessin de Gros pour Marianne.
https://www.marianne.net/politique/liberer-les-energies-etre-plus-agile-cette-novlangue-macroniste-qui-rend-fou


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