jeudi 30 juin 2022

LA BIBLE ET LE COLT (2)



Dans un article précédent, daté d'il y a bientôt deux ans, et intitulé comme celui-ci « la Bible et le colt », j'expliquais de façon succincte comment la nomination d'un juge hyper-conservateur à la Cour Suprême américaine risquait d'avoir des conséquences majeures sur la vie démocratique de ce pays. J'y mentionnais, entre autres, le risque d'un possible coup d'État juridique qu'aurait pu tenter le président de l'époque, M. Donald Trump, sans penser, à ce moment-là, que ce dernier envisagerait quelques mois plus tard de renverser par la force le gouvernement légalement élu.

Toujours dans cet article, je m'inquiétais en filigrane des conséquences que pouvait avoir l'élection de Mme. Amy Coney Barrett, la juge en question, sur le droit environnemental et le droit des minorités. J'avais oublié de mentionner le droit d'avorter, objet des nouvelles dispositions juridiques de la Cour Suprême américaine visant, sans l'expliciter, à son interdiction dans les Etats les plus conservateurs de la Bible Belt. Ceux-ci se situent essentiellement au centre et au sud des Etats-Unis.

Le plus surprenant dans cette décision, au-delà de l'interdiction de l'avortement qu'elle va permettre dans plus de la moitié des états américains, c'est le fait qu'elle a été rendue au motif que la constitution américaine ne mentionne pas ce droit comme un droit fondamental. Or la constitution, aux États-Unis, est souvent perçue comme un texte « sacré » qu'il est quasiment impossible de remettre en question. C'est ainsi, au nom de cette constitution, que la liberté de port d'armes a pu déraper vers la possibilité offerte à tout citoyen américain de détenir une ou plusieurs armes à feu, armes dont certaines ne sont rien d'autre que des armes de guerre. On en voit les conséquences au travers des massacres qui se sont multipliés assez régulièrement dans ce pays. Le ratio d'homicides pour 100 000 habitants est grosso modo 5 à 6 fois plus élevé aux USA qu'il ne l'est dans les pays de l'UE. Cette fascination pour « le colt » est sans aucun doute culturelle mais dire cela relève plus du constat que de l'explicatif. Je me rappelle ainsi une soirée caritative à laquelle j'avais été invité lors de mon séjour de deux ans aux États-Unis. J'avais été placé à table à côté de l'officier de police (une femme charmante) qui assurait la sécurité de l'événement de façon discrète, car des oeuvres d'art coûteuses étaient proposées lors de cette vente aux enchères. Quand elle m'avait dit qu'elle était l'officier de police de service, je lui avais demandé si elle pouvait me montrer « sa plaque », car je n'en avais jamais vu de près. Elle avait été très surprise car, m'a-t-elle dit, n'importe quel américain aurait demandé à voir son arme ! On avait alors brièvement échangé autour de ce thème, et déjà, à l'époque (c'est-à-dire 35 ans plus tôt), cette policière s'inquiétait de la place qu'occupaient les armes à feu dans les foyers américains. Personnellement, je n'ai eu à utiliser ces instruments que lors de mon séjour sous les drapeaux, et je me suis promis de ne plus jamais y toucher une fois libéré. J'ai jusqu'à présent tenu mon engagement, sans difficultés il est vrai, tant mon aversion pour ces objets de mort est forte. Pour revenir à cette fascination américaine, je suis intimement persuadé qu'elle est liée à la conquête de l'Ouest, épisode ou la progression des colons blancs - essentiellement anglo-saxons - vers l'Ouest américain au détriment des populations autochtones, a largement « bénéficié » l'usage de ces armes à feu. À mon sens, les États-Unis se sont construits par le colt, instrument de puissance, et ceci explique peut-être cela.

Pour revenir à la justification présentée par la cour suprême, en regard de sa décision sur l'avortement, il me semble que la présentation constitutionnaliste qu'elle en fait n'est que l'arbre qui cache la forêt. Les motivations réelles de cette décision sont en  réalité à rechercher dans le fait religieux et dans la place grandissante que prennent les mouvements chrétiens que l'on peut qualifier pour certains de quasi extrémistes, aux Etats-Unis. N'oublions jamais que le fait religieux dans ce pays majoritairement protestant, est extrêmement vivace, en particulier dans la « Bible Belt » que je mentionnais plus haut. Aux manettes, on trouve les évangélistes blancs, qui constituent un des groupes sociologiques les plus puissants et mobilisés des Etats-Unis. Ce groupe prend depuis des années des positions en faveur de la peine de mort, pour le retour de la prière dans les écoles publiques, contre le droit à l’avortement et l'égalité homme-femme, et contre les droits des minorités noires, hispaniques, LGBT, etc. Il s'agit donc, quelque part, d'un mouvement que l'on pourrait qualifier de suprémaciste blanc. Ce mouvement est bien sûr intimement lié au dernier mandat de M. Donald Trump qui ne doit son élection qu'au soutien indéfectible de ce groupe socio-religieux. Plus de 80 % des chrétiens évangélistes ont ainsi voté pour l'ancien président américain en 2016. Il serait néanmoins faux de croire que cette quasi-fusion au parti des Républicains ne date que de la précédente mandature présidentielle américaine. Elle avait déjà commencé sous le mandat de M. Georges W. Bush en 1988, et dans une moindre mesure dès les années 70, après que des écoles confessionnelles évangéliques aient été financièrement pénalisées pour avoir refusé des élèves noirs. Nous sommes donc en présence, en vérité, d'une politique de long terme visant à noyauter la Cour Suprême, la plus haute juridiction américaine. Cette dernière a en effet un pouvoir extrêmement important puisqu'elle est en capacité d'annuler des décrets présidentiels.

Cette récente décision de la Cour Suprême, en regard du droit à l'avortement, est particulièrement inquiétante. Je ne reviens pas ici sur les conséquences que cette décision aura sur nombre de femmes américaines, et particulièrement sur les femmes les plus pauvres, qui dans la moitié des états n'auront d'autres possibilités pour avorter que se déplacer à des centaines, voire à des milliers de kilomètres, ou de recourir à des techniques abortives d'un autre âge, avec tous les risques que cela comporte pour la femme enceinte. Se voulant défenseurs de la vie, les évangélistes ne risquent finalement que de devenir les promoteurs zélés d'une oeuvre de mort...

La gravité de la décision de la cour suprême présente plusieurs facettes. Elle promeut, de fait, une inégalité entre familles pauvres et familles riches dans un pays déjà miné par ces inégalités. Les « riches » seront en effet toujours en capacité de parcourir la distance nécessaire pour atteindre un état dans lequel l'avortement reste légal. Plus grave à mon sens, bien que moins visible, elle entérine la division des Etats-Unis en deux camps, de plus en plus irréconciliables, représentés d'un côté par les états démocrates de la côte est et de la côte ouest, plus quelques états du centre tel le Michigan ou l'Illinois, et les états républicains du Midwest, de la « rust belt » et de la « Bible belt », c'est-à-dire, grosso modo tous les états du centre et du sud du pays. A mon sens, les États-Unis le sont de moins en moins, et cela pourrait possiblement signer l'amorce d'un déclin national. C'est en tous cas un déclin démocratique, les Etats-Unis pouvant presque être comparés à une théocratie, à l'instar de ce qui se passe en Iran, en Israël, ou dans les pays d'obédience musulmane appliquant la charia. Enfin, comme plusieurs analystes l'ont signalé, la remise en cause du droit à l'avortement pourrait être le prélude à d'autres remises en cause de droits, ou à des retours en arrière. Dopés par la récente décision de la cour suprême, les représentants républicains proches des chrétiens évangélistes ont d'ores et déjà réclamé dans certains états le retour de la prière à l'école publique, des lois contre la pratique de la sodomie, des restrictions à la contraception, l'annulation de la possibilité de marier des couples homosexuels, voire même l'interdiction de mariage entre individus de couleur de peau différente. Signalons aussi que la Cour Suprême vient de rendre une décision aux conséquences environnementales potentiellement catastrophiques en interdisant à l'agence pour la protection de l'environnement (EPA) d'édicter des règles générales pour réguler les émissions des centrales à charbon... Peut-être aurais-je dû intituler cet article la Bible, le colt et le CO2 !

Je voudrais conclure ce billet en précisant que des mouvements réactionnaires assez semblables à ceux des chrétiens évangélistes américains existent en France. Ceux-ci se situent globalement à l'extrême droite de l'échelle politique. On en retrouve les partisans assez régulièrement au sein du Rassemblement National, du parti Reconquête, et dans une moindre mesure chez les Républicains. La France étant un pays où le catholicisme est plus présent que le protestantisme, on retrouve également les tenants de cet hyper-conservatisme au sein de mouvements catholiques tels l'Opus Dei, la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X (les Lefebvristes), la Fraternité sacerdotale Saint-Pierre, de Chrétien-Solidarité (très lié au RN) ou de Civitas. Si ces mouvements sont encore relativement confidentiels, ils n'en restent pas moins potentiellement violents et dangereux. Pas seulement en raison de la violence physique qui peut être exercée par leurs membres, mais parce qu'à l'instar des intégristes musulmans, ils souhaitent le retour en force du religieux dans le champ politique. Et ils arrivent parfois à mobiliser, non pas des millions de personnes, mais des dizaines de milliers comme cela a été le cas de la « manif pour tous ». Rappelons que ce collectif est formé d'associations presque toutes religieuses, principalement liées au catholicisme, et qu'il est fortement soutenu par la droite dure et l'extrême droite. Il ne faudrait donc surtout pas croire qu'une remise en cause du droit à l'avortement est, en France, inenvisageable. Aujourd'hui peut-être, mais demain...


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