mercredi 17 février 2021

ISLAMO-GAUCHISME ? MADAME LA MINISTRE, UN PEU DE DÉCENCE SVP...




Madame Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, a annoncé dimache dernier sur C-News, vouloir charger le CNRS de mener une étude scientifique sur l’islamo-gauchisme qui selon elle  « gangrènerait les universités », et plus précisément de définir dans le domaine des sciences sociales « ce qui relève de la recherche et du militantisme » (1).


Je le dis tout net : ces propos sont scandaleux, et ce pour plusieurs raisons que je vais tenter d’expliquer. La première est qu’elle semble révéler le mépris total du fonctionnement de la recherche à l’université, ce qui me surprend d’autant plus que Mme Frédérique Vidal a présidé pendant plusieurs années au devenir de l’université de Nice-Sofia-Antipolis. Les recherches menées à l’université, tout comme les « angles d’attaque » relèvent de la liberté universitaire. Il est hors de question qu’un politique décide de quelque façon que ce soit de la nature ou de la conduite de ces recherches. Il pourra m’être objecté que tel n’est pas le sens des propos de Mme la ministre. Personnellement je ne suis pas sur qu’in fine tel ne soit pas le but. Mais admettons qu’il en soit ainsi... Il n’en reste pas moins vrai que les conclusions qui découlent des recherches ne sont pas « validables » par le politique ou les réseaux sociaux, mais par les pairs. C’est ainsi que se construit ce que l’on considère comme la vérité scientifique. J’y reviendrai dans les jours ou semaines qui viennent dans ma série sur l’activité de recherche.

Ma deuxième objection est que l’islamo gauchisme est une notion plus que vague. C’est d’ailleurs ce que dit la conférence des présidents d’université qui indique dans un communiqué qu’il s’agit là « d‘une pseudo-notion dont on chercherait en vain un commencement de définition scientifique, et qu’il conviendrait de laisser, sinon aux animateurs de CNews, plus largement à l’extrême droite qui l’a popularisée » (2). Sans définition claire, comment dire ce qui serait islamo-gauchiste ou non ? Par ailleurs, rappelons quand même l’histoire de ce terme. A l’origine part du jargon des sciences sociales, il est devenu depuis un terme péjoratif qui, comme l’indiquait le Pr. Jean-Yves Pranchère, philosophe, professeur à l'Université libre de Bruxelles, sert surtout « d’instrument de disqualification des gens qui défendent les droits de l'homme ». Cet idée est reprise par le Dr. Marwan Mohammed, sociologue au CNRS, qui précise « En qualifiant quelqu'un d'islamo-gauchiste, l'idée n'est pas de débattre avec lui, mais bien de le disqualifier […] Ceux qui l'emploient refusent d'envisager la complexité des phénomènes sociaux et se contentent d'excommunier leurs adversaires » (3).

Ma troisième objection concerne la bonne maison pour laquelle j’ai travaillé pendant une quarantaine d’années, le CNRS. Le CNRS n’est pas un service de police ou de gendarmerie. Il n’est pas chargé d’enquêter, cela ne fait pas partie des se trois missions essentielles qui sont l’acquisition de connaissance, la diffusion du savoir, et - depuis quelques années seulement - la valorisation de ces connaissances. Certes, le CNRS peut mener des expertises collectives. J’ai d’ailleurs contribué à ce type d’exercice, comme co-responsable d’une de ces études conduite avec les collègues de l’INRA. Mais précisément, le but de ces expertises n’est pas de formuler une opinion, ou de donner des recommandations aux décideurs, même si la saisine du CNRS résulte très généralement d’une demande d’une structure publique telle qu’agence ou ministère. Il s’agit  « simplement » de faire le point, sous forme d’une synthèse, sur les connaissances scientifiques, sur les faits acquis et les controverses, autour d’une question complexe. On est donc bien loin de l’enquête...

Quatrième remarque : la recherche à l’université se fait avec l’appui massif dudit CNRS. Les labos universitaires sont en général ce que l’on appelle des unités mixtes de recherches, regroupant l’université et ses partenaires, souvent le CNRS, mais aussi le CEA, l’INRA, l’INSERM, l’INRIA, l’IFREMER, etc., ou des instituts propres d’autres structures. J’ai explicité en quoi le CNRS n’était pas à même d’enquêter de par la définition de ses missions. Il l’est d’autant moins qu’il faudrait qu’il enquête donc également sur lui même. La plupart de mes collègues sont gens honnêtes, et je pense donc qu’ils verraient dans cette démarche un risque majeur de conflit d’intérêt...

Mon sentiment sur les propos de Madame la ministre - qui soit dit en passant est l’un des pires ministres de la recherche que j’ai connus en 40 ans tant elle a poursuivi avec zèle l’oeuvre de paupérisation de l’université et de la recherche publique entreprise par ses prédécesseurs - est que ceux-ci relèvent de la droitisation du discours de l’actuelle majorité présidentielle. Ils font ainsi suite à des propos similaires tenus par M. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’éducation nationale, reprenant quasi mot à mot la logorrhée nauséabonde du front/rassemblement national (RN). Ils font également suite aux propos de M. Gérald Darmanin, ministre de l‘intérieur, lors du débat avec M. Marine Le Pen, résidente du RN, au cours duquel le premier reprochait à la seconde sa mollesse... Ce qu’il est convenu d’appeler « la macronie » est en pré-campagne électorale et elle cible surtout son adversaire probable lors de la prochaine présidentielle, qui fait pour le moment jeu quasi égal dans les sondages avec son héraut. Dans une vision qui considère - et sans doute à assez juste titre - que la gauche est tellement divisée qu’elle n’a aucune chance d’accéder au pouvoir dans les années à venir et qu’elle est donc insignifiante, le discours, les idées issues de la macronie vont donc cibler l’extrême droite. Cette stratégie de radicalisation permettra également de prendre en tenaille, entre la République en Marche et le RN, les Républicains qui finiront par ne plus exister, sauf à rallier l’actuelle majorité ou éventuellement le RN, ce que d’aucun ont déjà commencé à faire depuis quelques années (4). Les propos de Mme Frédérique Vidal s'inscrivent donc totalement dans cette logique électorale, instrumentalisant ainsi de façon tout à fait indécente, le travail des chercheurs. Sans doute est-ce là le cadet de ses soucis !


Note ajouté le 17 février à 21H45

Le CNRS vient de publier un communiquer de presse (5) avec lequel je suis en complet accord, et dans lequel il indique ce qui suit :

« « L’islamogauchisme », slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique. Ce terme aux contours mal définis, fait l’objet de nombreuses prises de positions publiques, tribunes ou pétitions, souvent passionnées. Le CNRS condamne avec fermeté celles et ceux qui tentent d’en profiter pour remettre en cause la liberté académique, indispensable à la démarche scientifique et à l’avancée des connaissances, ou stigmatiser certaines communautés scientifiques. Le CNRS condamne, en particulier, les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de « race », ou tout autre champ de la connaissance. [...] La polémique actuelle autour de l’ « islamogauchisme », et l’exploitation politique qui en est faite, est emblématique d’une regrettable instrumentalisation de la science ».


Références :

1. Anonyme avec AFP. Islamo-gauchisme à l’université: Frédérique Vidal demande une enquête au CNRS. Le Figaro Etudiant. Février 2021.
Consultable en ligne :
https://etudiant.lefigaro.fr/article/islamo-gauchisme-a-l-universite-frederique-vidal-demande-une-enquete-au-cnrs_781f1980-707b-11eb-a0e4-387b7dca29c2/

2. Islamo-gauchisme : stopper la confusion et les polémiques stériles. Communiqué de presse. Conférence des présidents d’université (CPU). Février 2021.
Consultable en ligne :
http://www.cpu.fr/actualite/islamo-gauchisme-stopper-la-confusion-et-les-polemiques-steriles/

3. Les citations du Pr. Jean-Yves Planchère et du Dr. Marwan Mohammed sont tirées de la page Wikipedia sur l’islamo-gauchisme.
Consultable en ligne :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Islamo-gauchisme

4. Voir par exemple :

Anonyme avec Reuters. La liste des transfuges des Républicains vers le FN s'allonge. Capital. Septembre 2015.
Consultable en ligne :
https://www.capital.fr/economie-politique/la-liste-des-transfuges-des-republicains-vers-le-fn-s-allonge-1070107

Anonyme. Deux anciens députés LR rejoignent Marine Le Pen. Les Inrockuptibles. Janvier 2019.
Consultable en ligne :
https://www.lesinrocks.com/2019/01/08/actualite/politique/deux-anciens-deputes-lr-rejoignent-marine-le-pen/

Anonyme avec AFP. Grand Est: le ralliement de deux ex RN à LR sème la zizanie
Le Figaro. Juin 2019.
Consultable en ligne :
https://www.lefigaro.fr/flash-actu/grand-est-le-ralliement-de-deux-ex-rn-a-lr-seme-la-zizanie-20190624

5. Communiqué CNRS

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