lundi 21 juin 2021

LE LENT ABANDON DES MISSIONS RÉGALIENNES DE L’ÉTAT



Depuis presque 30 ans, les privatisations ont fait passer dans le secteur privé toutes une série d’activités relevant de secteurs et d’entreprises publics. Le caractère public de ces entreprises était sans aucun doute lié à la nécessaire reconstruction du pays dans l’après guerre et l’on peut effectivement se demander si la construction de voitures revêtait une importance telle qu’il était nécessaire de la conserver dans le secteur public.

Un certain nombre des privatisations qui ont eu lieu depuis 30 ans ne me choquent donc pas. Les exceptions restent cependant celles qui relèvent de secteurs stratégiques pour l’Etat et donc pour les citoyens, particulièrement dans les domaines de l’énergie et de l’aménagement du territoire, donc des transports. Certaines de ces privatisations ont conduit à des situations ubuesques, bien éloignées de la vision idyllique de la pensée unique qui propose, pour simplifier, que le secteur privé serait moins coûteux, et surtout bien plus efficace que le secteur public. J’ai eu l’occasion d’expliquer en quoi cette affirmation du credo libéral est erronée, en tout cas non généralisable, au travers d’exemples tels que La Poste, les autoroutes, et prochainement les transports publics... On pourrait rajouter l’ex-EDF, ancien établissement public devenu société anonyme, qui, de par la loi NOME voulue par l’Union Européenne, doit brader 25% de sa production nucléaire à ses concurrents, à un prix quasi inchangé depuis plus de 10 ans, pour rendre ses propres concurrents plus... compétitifs ! On pourrait aussi parler du projet de privatisation des barrages hydroélectriques, construits avec l’argent public, pour le seul bénéfice d’actionnaires privés. On retrouve là le célèbre principe de « mutualisation des dettes et des coûts et privatisation des bénéfices ». Sachant que le paramètre dominant deviendrait alors le profit, on peut s’inquiéter des coupes claires qui pourraient intervenir dans l’entretien de ces structures... Sans compter les entreprises publiques privatisées, puis vendues à la découpe. Ceci a entraîné la perte de savoir-faire sensibles au seul profit d’entreprises étrangères. Je pense là à Alcatel, devenu Alcatel Lucent, ou à Alsthom par exemple. Rappelons dans ce dernier cas, que le parquet national financier s'est saisi du dossier. Ce dernier, suite aux travaux d’une commission parlementaire d’enquête, soupçonne l’existence d’un  « pacte de corruption » qui aurait pu bénéficier à M. Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie au moment de la signature de la vente. En effet, il apparaît que « des prestataires qui ont été rémunérés grâce à la vente d’Alsthom Power figuraient parmi les donateurs de la campagne d’Emmanuel Macron » (1).

Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est qu'abandonnant des secteurs entiers stratégiques en termes de savoir-faire, d’emploi, d’industrie et de technologie de pointe, l’Etat commence également à abandonner ses missions régaliennes. L’exemple le plus frappant est sans doute la baisse drastique du nombre de policiers sous le quinquennat de M. Nicolas Sarkozy. La conséquence de cela est que dans les villes qui en ont les moyens, et dont les édiles veulent satisfaire un électorat dont l’inquiétude est possiblement à dessein stimulée par des discours anxiogènes de politiques ou de médias, se développent des polices municipales. Je pourrais aussi ajouter, dans le domaine de la sécurité, celle des aéroports, qui échappe totalement aux services de polices ou de gendarmerie, étant assurée par des entreprises privées. Cette implication des entreprises de sécurité privées, véritable brèche dans un domaine régalien, n’est pas propre à la France mais peut être constaté partout en Europe et dans le monde. Ainsi, « le secteur privé de la sécurité représenterait en Europe quelque 1,7 millions de personnes, 50 000 entreprises et un chiffre d’affaires de 15 milliards d’euros ; l’Union européenne compterait 237 agents privés (contre 360 policiers) pour 100 000 habitants » (2). Or, cet abandon des missions régaliennes concerne des secteurs ultra-sensibles pour la sécurité nationale. Ainsi, la vérification des dossiers de demande de visa de ressortissants étrangers pour le compte des consulats de France est assurée, dans certaines pays, non pas par les services consulaires mais par des entreprises privées, comme l’est d’ailleurs la sécurité rapprochée de ces mêmes consultas et des ambassades...

Ne nous leurrons pas. Tout cela résulte d’une conjonction de deux volontés. La première est politique - je l’ai évoquée plus tôt - directement issue d’une vision libérale de la société et de l’économie. Dans ce cadre, l’État occupe encore une place trop importante eu égard à son inefficacité supposée. L’autre vision est économique. Tout cela coûterait trop cher. Derrière ce volet économique se cache entre autres la cour des comptes, qui depuis des lustres exhorte l'Etat à abandonner des missions régaliennes au motif que d’autres collectivités territoriales les exercerait (3). C'est donc le serpent qui se mord la queue et c'est surtout bien loin d’être vrai ! Ainsi, dans le domaine de la pénitentiaire, cette même cour des comptes écrivant dans un rapport de 2006 intitulé « Garde et réinsertion - La gestion des prisons » que « L’administration pénitentiaire a ainsi été l’un des premiers services de l’État à s’être engagé sur une grande échelle dans une démarche de partenariat avec le secteur privé. […] L’idée de faire gérer les établissements pénitentiaires par des opérateurs privés a semblé intéressante en ce qu’elle était l’occasion de moderniser les procédures et les méthodes de l’administration qui auraient ainsi évolué pour passer du « faire » au « faire faire » ». On ne saurait être plus clair !

Plus grave encore, cet abandon commence aussi à concerner la défense nationale. Dès 2000, Un « Guide de l’externalisation » (délicat euphémisme) a été publié par le ministère de la Défense, qui précise qu’elle (l'externalisation)  « consiste à transférer […] hors de l’administration concernée nombre d’activités ou de fonctions jugées autrefois indispensables au sein même de cette dernière » (4). Dans certains pays, l’entrainement des pilotes de chasse, le repliage des parachutes, le « catering » (la logistique nourriture) sont transférés à des entreprises privées. Et aux USA, on se rappelle lors de la guerre d’Irak l’intervention de ce qu’il faut appeler des mercenaires aux ordres de l’entreprise privée « Blackwater », avec un ratio soldat gouvernemental/mercenaire de 1 pour 1,12. Revenant en France, en 2002, cette privatisation de fait de pans entiers de l’activité militaire devenait déjà un phénomène massif : « si l’on exclut les rémunérations et les dépenses pour charges sociales, les crédits d’externalisation représentaient [à cette date] 16,8% du budget annuel de fonctionnement de l’armée » (4). Là où l'on nage en plein délire, c'est lorsque l'on compare les coûts. Selon un rapport récent du ministère de la défense, intitulé observatoire de l'Armée de Terre 2035 :  « Le bénéfice enregistré du fait de l’emploi de contractors [terme de "novlangue" utilisé pour parler d'intervenants extérieurs] reste relatif. Un fonctionnaire, en théorie coûte 25% moins cher pour le gouvernement qu’un contractor. L’avantage du contractor réside dans le non-paiement des retraites. [Cependant] les contractors représentent 50% du coût, alors qu’ils ne constituent que 30% des effectifs ». Comment donc ne pas y voir un choix entièrement idéologique !

Devant cette fuite en avant de l’État, que j'assimile quelque part à une trahison, et qui obéit à la double injonction que je décris ci-dessous, il reste peu de moyens d’actions. De courageux maires de Seine-Saint-Denis viennent de déposer plainte contre l’Etat pour « rupture d’égalité » (5). Et il est à craindre aussi que l’exaspération gagne la population. Le déclassement lié à l’abandon de ces missions régaliennes, la disparition de services publics de certaines zones est ainsi, à mon sens, une des causes du malaise personnalisé par les gilets jaunes. Or à ce jour rien n’est réglé. Ceci fait que je pense possible le retour d’une situation encore plus explosive en France, dès que le couvercle des restrictions sanitaires aura été retiré de la marmite...


Références :

1. Claudia Cohen. Pourquoi la vente controversée d’Alstom à General Electric fait à nouveau parler d’elle ? Le Figaro Economie. Juillet 2019.
Consultable en ligne :
https://www.lefigaro.fr/societes/pourquoi-la-vente-controversee-d-alstom-a-general-electric-fait-a-nouveau-parler-d-elle-20190724

2. Jacques Chevallier. La police est-elle encore une activité régalienne ? Archives de politique criminelle 2011/1 (n° 33), pp. 13-27. Cairn-Info.
Consultable en ligne :
https://www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2011-1-page-13.htm

3. Matthieu Quiret. La Cour des comptes exhorte l'Etat à abandonner certaines missions en région. Les Echos. Décembre 2017
Consultable en ligne :
https://www.lesechos.fr/2017/12/la-cour-des-comptes-exhorte-letat-a-abandonner-certaines-missions-en-region-189032

4. Frédéric Rouvillois. L’externalisation ou comment recentrer l’État sur ses compétences essentielles. Fondapol. Avril 2008.
Consultable en ligne :
https://www.fondapol.org/app/uploads/2020/05/HS_Externalisation-1.pdf

5. Aurélien Soucheyre. Inégalités. Des maires portent plainte contre l’État. L’Humanité. Décembre 2018.


Crédit illustration :

Le mauvais procès fait aux fonctionnaires déconstruit en 6 points
Alternatives économiques. Avril 2017.

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