samedi 5 juin 2021

MISÈRE DE LA RECHERCHE PUBLIQUE FRANÇAISE. III. ENTRE DÉFIANCE ET ÉVALUATION PERMANENTE.



Je termine ici la série des articles dédiés à la misère de la recherche publique française en abordant deux problèmes majeurs : la défiance de nos élites vis à vis de la recherche et de la fonction publique, et l’évaluation permanente, pratique issue du « benchmarking » cher aux managers du privé.


Liée à la méconnaissance complète de l’activité de recherche dont font preuve nos élites, il est incontestable que ces dernières se méfient de la recherche ! D’où une volonté de « contrôle » s’exerçant à tous les étages. Ainsi, contrairement à une idée reçue, les scientifiques font partie des gens les plus évalués au monde dans leur travail. Cette évaluation vaut pour les demandes de crédits que j’évoquais dans le premier article, mais aussi lors de la publication de nos données dans les revues scientifiques. Nous devons aussi fournir un rapport succinct d’activité tous les ans, et un rapport approfondi tous les 2 et 5 ans, rapports qui seront examinés en commission d’évaluation. S’y ajoutent les entretiens annuels d’activité… Bref, entre tous ces items, j’estime que le travail d’un chercheur est l’objet d’une évaluation partielle tous les mois voire tous les deux mois en moyenne. De façon paradoxale, une partie de ces évaluations se fait par ce que l’on appelle les pairs, c’est à dire d’autres scientifiques, car on voit mal un administratif évaluer la pertinence d’un projet de recherche pointu. Si ceci paraît normal pour tenter de valider la qualité d’une publication scientifique, il n'en reste pas moins vrai que nos élites, en France, ont toujours estimé que ces évaluations étaient un du. Les personnels ne sont donc pas rémunérés pour cela. Cette « gratuité » de l’évaluation a conduit au cours des 20 dernières années à des abus, avec une multiplication des demandes dévaluations, y compris pour des questions mineures, ou des demandes financières de l'ordre de quelques kilo-euros. Par ailleurs, personnels mais aussi labos, font l’objet d’évaluation a posteriori (ce que l’on peut comprendre puisqu’il s’agit d’argent public dont on peut vérifier la dépense) mais également maintenant a priori, sans qu’une évaluation positive ne se traduise par un engagement de la tutelle à un financement ad hoc.

Pris dans la tenaille de l’évaluation permanente, issue du formatage idéologique du « bench-marking » cher au monde de l’entreprise privée, les chercheurs et enseignants chercheurs, comme d’autres corps de la fonction publique, ont réagi en analysant ce qui les conduit à une bonne ou une mauvaise évaluation. Ils ont donc ajusté leurs comportements pour cocher le maximum de cases des tableaux d'évaluation, ce que j’appelle « l’excelisation » de nos activités. Élément central de l’évaluation : la publication scientifique, étape finale du travail de recherche qui permet à un chercheur de faire partager et connaître ses travaux. Ces publications sont évaluées en partie sur leur qualité, mais aussi et surtout sur la quantité par certains. Or, elles servent d’éléments d’appréciation pour la solidité des projets de recherche que déposera le chercheur. En d’autres termes, plus vous publiez, plus vous êtes crédibles. D’où la dérive du « publish or perish » (publier ou mourir) qui fait que l’on doit publier à tout prix, avec deux conséquences : un saucissonnage des travaux et un risque de fraude scientifique. Le saucissonnage, c’est passer, pour un travail donné, trois articles de moindre intérêt dans des journaux très corrects plutôt qu’un seul, remarquable, dans une revue de haut rang, car cela demande plus de temps et expose à un risque de rejet accrue de la publication. La fraude, c’est de publier des données non vérifiées, voire, et cela arrive malheureusement, des données trafiquées. 

Cette méfiance des élites se retrouve dans le contrôle administratif et financier auquel sont soumis les laboratoires. Il y a quelques années, nous étions astreint à la remise en concurrence au premier euro pour toute commande non interne. Ceci conduisait à demander 3 devis, à trois sociétés non liées. Mon équipe alors passait une dizaine de commandes par semaine, pour des produits tels que gélifiant pour milieu de culture, antibiotique, kit de biologie moléculaire, etc. Rien d’extraordinaire, juste la vie d’un labo lambda. Ces demandes de devis, suivies de leur analyse et du passage des commandes finales, dans lesquels il fallait remplir des codifications invraisemblables, occupait ma technicienne de l’époque une journée par semaine soit un coût consolidé mensuel (incluant les cotisations sociales) de l’ordre de 1000 euros ! J’avoue avoir tenté de bloquer le système un jour en ajoutant des codes inappropriés à la commande (du genre matériel nucléaire protégé, ou peinture de bâtiment) sans que cela ne soulève la moindre interrogation dans la chaîne de traitement de la commande... Tout cela a pris fin après une ou deux années de protestation des chercheurs. Nous avons d’ailleurs reçu un jour la visite de deux messieurs du ministère des finances, venu auditer l'ensemble des équipe du laboratoire et le service finance. Ils sont repartis blêmes trois jours plus tard en nous disant « nous ne réalisions pas le nombre de commandes qu’un laboratoire peut passer toutes les semaines. En laboratoire, le système mis en place ne peut convenir ». Effectivement !

Cette méfiance se retrouve également dans la gestion globale des crédits et dans la façon dont il est possible de les dépenser. Les équipes de recherche, pour palier le manque de succès d’une année sur l’autre aux propositions de projets de recherche qu'elles ont déposées (entre 80 et 90 % de rejet, voir articles précédents), ont tendance à faire des économies, c’est à dire moins dépenser que ce qui est prévu. Ce n’est pas bien du tout pour l’administration centrale, et particulièrement les services financiers sous la coupe de Bercy, qui estime dès lors que nous avons triché dans la demande de crédits en demandant trop et qui nous menace alors de nous retirer les crédits « restant » en fin d’année. Il était possible, il y a encore une dizaine d’années, par des jeux d’écriture légaux, de basculer ces montants sur des lignes de crédits pérennes (appelés fonds propres) mais depuis 4 ou 5 ans, cela devient de plus en plus compliqué et oblige à mettre en place des procédure de type système D, à la limite de la légalité (même si elle restent encore du bon côté), procédures que je ne détaillerai pas ici pour d’évidentes raisons mais qui constituent encore des pertes de temps supplémentaires...

Un mot également sur les déplacements, ce que l’on appelle les missions. Préalable à tout déplacement professionnel, il est nécessaire de remplir une demande d’ordre de mission. C’est un 4 pages, où l’on dit où et pourquoi nous nous déplaçons. Pour l'étranger et certains pays, il faut aussi l'avis du fonctionnaire de défense qui peut, sans justification, bloquer votre demande. Je me rappelle ainsi avoir reçu un avis suspensif en attente d'entretien pour une mission dans un pays où la France négociait un très gros contrat d'armement. Le fonctionnaire de défense de l'époque souhait me rencontrer pour savoir à qui il avait affaire, sans que nous n'ayons jamais évoqué le projet de recherche que je portais... Il faut ensuite acheter les billets de train ou d’avion, sur un site dédié marché public, idem pour la réservation d’hôtel (et non il n’y a pas de secrétaire pour faire cela !). Pendant des années, il fallait avancer les fonds pour se faire rembourser entre 2 et 6 mois plus tard. Je me rappelle avoir du « sortir » pendant longtemps presque 10 000 euros de frais de déplacement tous les ans, dont j’ai bien entendu été remboursé, mais toujours tardivement. Là ou le contrôle est particulièrement visible, c’est qu’il vous est impossible de choisir un hôtel plutôt qu’un autre, sauf si aucun ne figure sur le site du marché public pour la ville de destination. Je me rappelle de deux colloques auxquels j’ai assisté, qui se tenaient dans un centre de conférence avec nombre d’hôtels à proximité. Malheureusement, aucun de ceux-ci ne figurait au catalogue des marchés. J’ai donc été obligé de prendre l’unique hôtel de cette ville au catalogue, à plus de 5 km du centre de conférence, donc éloigné des autres participants, si je tenais à être rembourse à plein, faute de quoi mon allocation nuit tombait à 60 euros. Pour information, mon allocation de déplacement en France en 2019 se montant à environ 120 euros jours, sur lesquels il faut payer hôtel, petit déjeuner déjeuné et dîner. Pas de quoi faire des folies, et pour être franc, la plupart d’entre nous en sommes toujours un peu de notre poche au sortir d’une mission. J’ajoute également qu’il faut prouver que nous avons bien assisté au congrès : pour cela il est nécessaire de demander une attestation de présence à l’organisateur. Événement ubuesque, lors d’un congrès international dont j’étais l’organisateur principal en France, j’ai du signer de ma main une attestation certifiant que j’avais bien assisté à ce colloque, faute de quoi mon administration de tutelle menaçait de ne pas me rembourser de mes frais… Si je compare avec une mission faite aux USA des années plus tôt, il suffisait là bas de demander l’accord du responsable de l’équipe pour partir, puis de remettre au retour ses notes de frais. Remboursement immédiat par le service finance de l’université après un simple appel téléphonique de confirmation à mon responsable d’équipe…

Un dernier mot dans ce long article pour évoquer la question des salaires, ou plus exactement des traitements puisque nous sommes fonctionnaires. Rien de mirobolant, contrairement à des données fantasmées que j’ai lues à droite et à gauche. Chercheur ou enseignants-chercheurs (fac, CNRS, INRA, INSERM), les grilles sont les mêmes sauf au CEA dont les personnels ne relèvent pas de la fonction publique. Salaire de début pour un ou une technicien/technicienne : autour de 1 400 euros net avec une fin de carrière pour 90 % d’entre eux ou elles à environ 2 000 euros net. C’est à ce « tarif » là que notre employeur rémunère des collègues spécialistes de spectrométrie de masse, de chromatographie, dont certains bossent aussi la nuit ou le week-end sur les lignes de lumière du synchrotron (sans supplément salarial bien sur!)… Pour les chercheurs ou enseignants, embauchés à bac + 10 (doctorat plus 2 ans d’expérience à l’étranger) : autour de 1 800 euros net par mois, plus 1 500 euros de prime annuelle. Fin de carrière pour les 2/3 d’entre eux comme maîtres de conférences ou chargés de recherches autour de 3 500 euros net/mois. Les professeurs de fac et autres directeurs de recherches verrons, eux, leur rémunération culminer autour de 4 500 euros net/mois, avec les responsabilités qui vont avec, soit l’encadrement d’une équipe moyenne d’une dizaine de personnes, ou la direction complète d’un département d’une à plusieurs centaines de personnes. Même si on ne peut se plaindre à niveau de revenu, j’ai l’impression que l’État-employeur ne fait pas, globalement, une mauvaise affaire !

Tout ce qui précède montre que les personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur évoluent dans un climat pesant, dans lequel il devient de plus en plus difficile de se mouvoir entre contraintes financières, administration tatillonne, règlements ubuesques, faiblesse des subsides, et globalement méfiance pour ne pas dire défiance des nos élites, si éloignées de la recherche qu’elles n’en comprennent pas le fonctionnement. J’ajoute que le tout n’est pas compensé par des revenus salariaux proportionnels aux compétences ou aux responsabilités. Ma description de la situation ne se veut en aucun cas exhaustive, mais c’est une partie du panorama de l’activité de recherche qui explique pourquoi la France recule dans un domaine qui est compétitif. On ne peut demander à un coureur de courir un 100 mètres comme ses adversaires, si son entraîneur et sa fédération jouent contre lui, et lui imposent le port de boulets aux pieds. Le trait est forcé, mais somme toute, pas tant que cela...


Crédit illustration :

Loi sur la recherche : pourquoi les chercheurs se mettent en grève ce jeudi. L'Express. Mars 2020.
https://www.lexpress.fr/actualite/societe/loi-sur-la-recherche-pourquoi-les-chercheurs-se-mettent-en-greve-ce-jeudi_2120119.html


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